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Exposition de Paris, printemps 2017

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Titre : Instants de déplacement rituel : stratégies de l’être-perdu

 

C’est ici alors, plus tôt que prévu, que le pli se déplie. Car, tout ce qui survient dans l’espace d’exposition fait partie, au sens fort, de l’œuvre d’art… parce que la définition de l’œuvre inclut ses effets, les limites de son exécution rayonnant pour toujours vers l’extérieur… pour inclure même ce texte-ci et son lecteur… jusqu’à ce que tout ce qui regarde l’œuvre d’art se replie en elle, déposé dans ses plis (« mais ce qui est dissimulé dans le pli… »).

 

Introduction : Des genres artistiques transitoires…

À l’intérieur de chaque genre, un accroissement de matérialité, comme une pulsion d’accroissement des matières. Dresser la carte d’un voyage, en provenance d’un espace extérieur, en direction d’un espace intérieur (et réciproquement).

À l’intérieur de chaque genre, la présence de la photographie : comme base, fond et palimpseste, accrétion de strates de peinture et d’objets ; comme image, transférable sur différents supports, objets, pierres et instruments de musique ; comme icône, posée dans une niche ou suspendue à un arbre sacré. Et comme un indice, ténu, mais persistant.

Nous commencerons donc par les mystères de la Photographie Noir et Blanc et de sa relation particulière au temps, à la temporalité humaine et au passé tel que le saisit le Portrait ; nous aborderons ensuite le Paysage et sa relation particulière à l’idéal et à notre intériorité sinon invisible (tout « extérieur » est un « intérieur »), puis le mode interrogatif dans la culture visuelle ; nous arriverons enfin au scandale de la performance artistique et à sa relation particulière au rituel (la relation de tout art au rituel – en tant que rituel – étant elle-même, de surcroît, particulière, comme signifiant identitaire et ciment social). Ainsi donc, l’art de Gao Bo/Bo Mu/« GB » traverse (tout comme son nom) différents moments de représentation, évoquant des genres divergents du voir et de l’expérience ; de la politique de l’identité à la politique du paysage (critique), à la politique de la performance artistique et de la participation et, pour le public, à la politique de l’être-témoin.

La photographie en noir et blanc de la période tibétaine de l’artiste propose des images documentaires qui mettent à profit les nombreux aspects de ce « moyen d’expression » des plus singuliers : l’effet commémoratif du noir et blanc, son lyrisme inhérent, associé à l’impression qu’il suscite, souvent opposée, de reportage, de réalisme coup de poing montrant la « vérité » nue (privée du vernis de la couleur sur papier glacé). Un effet qui annule en outre tout exotisme touristique potentiel, l’image du « voyage romantique » encore fréquemment attachée à la représentation de peuples et de cultures « autres », de leur mode de vie ou de leur environnement – ce qui est encore trop souvent le cas avec les populations figurées ici. Ces investigations iconographiques se cristallisent autour du genre du portrait ; ici, une fois encore, le noir et blanc prête à l’effet documentaire une gravité, voire une austérité qui révèle une beauté soulignant la dignité, l’amour-propre et la singularité des personnes ainsi portraiturées. Ils sont nombreux ceux qui se sont aventurés jusqu’ici, pour venir au milieu de ce peuple et photographier l’« authenticité comme Autre », un « mode de vie disparu ou en voie de disparition » et c’est par brassées que les librairies en proposent le résultat sous forme d’accessoires populaires pour table basse.  Mais les images de Bo Mu dépassent l’exotisme commercial fantasmé et les appropriations « professionnelles » du récit de voyage. Quand un photographe recherche un joli visage ou une pose saisissante, ou au contraire un moyen de prendre sérieusement en compte son sujet et de l’exprimer, on le remarque immédiatement… Ce désir de représenter l’unique de manière unique est étayé par les techniques et les accrétions qui entourent, recadrent ou transforment ces dernières photographies du mode de vie tibétain : ici, la photo devient le support d’une œuvre d’art originale, singulière, exprimant tout à la fois l’intensité des existences représentées et la détermination du photographe documentariste à étendre les attributions expressives de la photographie pour devenir lui-même artiste, agissant ainsi sous l’impulsion de la force d’impact de son sujet.

Partant de portraits photographiques progressivement complétés de quantités de plus en plus importantes de matériaux, d’ajouts de peinture et d’autres modifications, on arrive logiquement au genre de l’installation. De même, la toile de fond apparemment peinte (qui se révèle rapidement être une photographie considérablement agrandie), pleine d’objets rapportés, s’est déjà rapprochée du paysage, son principal genre de référence. Comme dans le cas de toute œuvre d’art, dès lors qu’un cadre a été placé et que le fragment de réalité à transcrire a été détouré, inscrit et recadré, alors sa signification devient subjective. Le cadre ne se contente pas d’intensifier (par l’effet de ritualité), il propose également l’image comme événement intellectuel et culturel, qui n’est dès lors plus en mesure, ou seulement difficilement, de ne se référer qu’à ses origines… Nos pensées habituelles vis-à-vis du genre du paysage et de ces paysages en particulier ainsi que de leur contenu entrent désormais également en jeu. C’est d’autant plus vrai des paysages construits, où des regroupements de matériaux divers, où l’agglomération de strates de matériaux et d’images (avec, derrière elles, l’image originaire de la photographie) constituent le genre de l’installation. Les paysages intérieurs (et les paysages aux matériaux ajoutés, ces derniers agissant comme autant de catalyseurs conceptuels, sont toujours intérieurs) sont également le réceptacle d’une visée éthique ; ils véhiculent une charge critique… leur objet étant pour ainsi dire un objet intellectuel. Il est d’autres assemblages ou installations qui proposent un événement figé, une collection d’objets (trouvés et construits), l’équivalent d’une provocation conceptuelle (ou zen/chan) à la pensée. Comme un puzzle provoque le processus de réflexion.

Quand les objets ajoutés et les personnages d’une installation commencent à se mouvoir (et quand leurs mouvements sont cadrés dans le temps, à la fois uniques et reproductibles), alors nous entrons dans l’univers de la performance artistique. Si tout art participe du rituel sur un plan au moins, le plus fondamental, pour assurer ses effets (le recadrage dans le temps et l’espace, l’intensification connexe de la signification), alors l’art de la performance reconnaît et met en avant ces aspects de l’œuvre, mettant au premier plan en lui-même et répétant le plus fidèlement en lui-même les rituels de la vie (à l’instar de la relation du poème à la prose). Comme dans le poème, la performance concentre dans ses aspects les plus riches nombre de plans parallèles, concentrant par conséquent nos pensées, quand bien même elle ouvre des chaînes d’incidences, reliant des passages de métaphores et des niveaux de signification, offrant une allégorie à laquelle nous participons s’agissant de la définition de son thème. Une définition dans laquelle la présence toujours présente de la photographie joue un rôle, car même ici, du côté de son pôle opposé, figé en apparence, opposé au geste de la performance, même ici, la nature morte de la photographie est une parfaite toile de fond et un outil d’interaction qu’utilise l’artiste dans son rôle de performeur.

Nous observons dans ces trois moments, dans ces mouvements traversant les frontières des genres, l’évolution d’un regard intérieur, d’une intériorité philosophique, l’évolution d’un artiste et d’un penseur en images ; de la représentation du visage par le portrait dans son extériorité (la résistance à la pénétration subjective que manifeste les portraits de la sorte est ce qui leur confère cet amour-propre que nous percevons et qui protège leur intimité), en passant par le paysage intérieur qui s’étend derrière les yeux (derrière les nôtres, ceux du regardeur), jusqu’à la performance qui nous suture tous à la réalité dont nous pensons qu’elle nous enveloppe dans ses plis, mais qui, dans l’accomplissement de nos actes, se déplie autour de chacun d’entre nous… Un voyage, une traversée des images et des idées ; un voyage philosophique tout autant qu’esthétique.

 

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I

La photographie. Du Documentaire au Portrait, du Portrait à l’Art. La rencontre prolongée de l’artiste et de la culture tibétaine débute avec ses premières images en noir et blanc de type documentaire… se développe avec l’incorporation de l’image dans une matrice de matériaux en-cadrant, y compris certaines inclusions très corporelles, et se poursuit par des peintures évoquant autant de collages dans un véritable « sillage » de pierres… les « portraits » issus de rencontres précédentes réapparaissant alors sur les « visages » d’un sentier empierré… Si l’art, l’art de la reproduction (à l’exclusion de l’installation) reproduit les images, il reproduit silencieusement – un vide symptomatique à remplir, à la voix subjonctive, par la voix intérieure du regardeur. L’apaisement et la réduction au silence des voix originales dans l’art : la condition de leur visibilité ; la condition de leur survie. En tant que portrait. Et en tant que portrait, le silence est un élément du genre tout autant que de la signification du médium image (le moyen d’expression inclut l’absence de voix, met en avant la présence du silence). Les portraits ne parlent pas, ne se meuvent pas… mais ils nous parlent cependant et nous émeuvent. Quand nous écoutons ce don du silence qu’ils nous apportent… Vies apaisées et natures mortes. (« Mais, en définitive, qu’est-ce qu’un Portait… ? »)

Du visage, et du regard qui y réside, ou de l’absence de ce regard. Ce séjour, la marque de la conscience (notre paraphrase moderne de l’antique fenêtre de l’âme). Et avec la conscience, l’océan dans lequel elle baigne, le courant irrésistible qui l’entraîne, celui de la temporalité dans la peinture. Dans le genre qui privilégie et concentre leur combinaison dans la présence d’un visage singulier : le Portrait.

Les Portraits de groupe en noir et blanc et les autres photographies documentaires.

Car le choix de ce moyen d’expression particulier, le choix du noir et blanc, se soustrait à une autre forme de « bruit », le bruit de la couleur. Si nous voyons en couleurs (à l’exclusion de la vision nocturne), alors la reproduction que nous faisons des images que nous voyons semble systématiquement véhiculer d’autres significations, des significations rattachées au médium lui-même – des significations peut-être indésirables. Ou désirées par certains : ce qui est en question, c’est le moyen de se soustraire à l’exotisme ; la couleur locale ne signifie pas couleurs « locales », mais couleurs de l’autre ; de l’altérité, pour certains (ce « Certains » étant nous-mêmes, ce Même au regard tourné vers l’intérieur et vers l’extérieur à la recherche d’une expérience « pittoresque », aux couleurs vives). Ainsi donc, l’évitement de la reproduction en couleurs soustrait précisément de son effet le tourisme ou l’industrie du voyage, la publicité de voyage exotique (le voyage d’« une vie »), laissant le coup de poing du noir et blanc et son réalisme grenu dire la « vérité » (ce qui explique pourquoi le noir et blanc est aujourd’hui encore privilégié dans nombre d’images documentaires).

Pourtant, cette disqualification de la couleur ne disqualifie pas la découverte et la révélation de moments poétiques – incorporant ou suggérant même des éléments de l’effet «classique» si intimement lié à la photographie noir et blanc dans la pensée commune (à mesure que les images documentaires bien composées d’hier deviennent les classiques d’aujourd’hui sous forme d’affiches ou de cartes postales). La poésie qui en résulte n’est plus « voyante », babiole ou colifichet, pitance décorative pour un « succès » éphémère conçu pour distraire (momentanément) des yeux accablés par les informations visuelles que véhiculent les modes de perception et de communication actuels (et que prolonge notre dépendance envers les technologies de communication personnalisées, d’enregistrement, de stockage et de transmission des données) : bien au contraire, nous sommes appelés à nous arrêter, pour penser.

À l’instar du noir et blanc comme médium de l’information documentaire, le cadre du message, le cadre du contenu de l’expression relève d’une forme différente d’attention. Pourtant, si le sentiment d’urgence et la réflexion dont cette sorte d’images est le vecteur s’accompagnent également d’une charge esthétique, faisant de l’image poésie, alors il ne s’agit pas d’une manière de contradiction, mais plutôt du corollaire qui résulte inévitablement de l’étendue et de la subtilité de notre sens de la vue (nous ne sont pas en train de lire une bande de téléscripteur, ni un télégramme ni un message textuel sténographié, ni même les sous-titres abrégés des « unes » de presse qui se déversent sur nos nombreux écrans). L’art conceptuel a eu tort d’associer à la pensée un caractère rébarbatif. Le contraste qui est ici implicite s’articule relativement à certaines images reçues dans le domaine populaire, relativement à certaines images de type touristique, de même que relativement à d’autres formes d’exotisme ethnique ou de création d’« altérité » exotique. De sorte que nous voyons dans les reproductions et les œuvres présentées ici des images non-exotisantes issues de la culture tibétaine. Ici, précisément parce qu’elles sont réalisées en noir et blanc, la couleur entendue comme « couleur locale » est exclue, et sont par conséquent excluent les significations « pittoresques » qui susciteraient les « gloussements » de plaisir du touriste de passage (ou du lecteur d’un magazine en quadrichromie). Face à ces visages en noir et blanc, de telles manifestations vocales seraient déplacées. Ce que nous voyons dans cette utilisation de la photographie noir et blanc, c’est une image qui résiste aux stéréotypes (pour autant qu’une image passive, silencieuse, soit capable de résister à nos tentatives cognitives de découvrir une signification au travers d’une stéréotypologie).

Ce sont des images documentaires, anthropologiques, classiques, qui manifestent une force documentaire. Commémorations au présent, elles ne sont pas sans un sentiment lyrique (ni éléments « classicisants » par l’effet des arrangements formels dans leur relation au format noir et blanc). Tirer ainsi parti d’un sentiment du passé, par la mise en évidence de la passéité du contenu de l’image, peut également signifier la disparition d’un mode de vie. Ces images, ainsi que la collection à laquelle elles appartiennent, se soustraient également à l’autre cliché de plus en plus prisé à l’heure actuelle par les ethno-photographes, à savoir celui d’une forme de représentation « artistique » ou censément « sérieuse » des Autres (de ceux réputés comme Autre de nous-mêmes), comme une forme d’« authenticisme » dépeignant les « autres » comme détenteurs d’une sagesse antique et entretenant un vrai contact avec la Nature Réelle – un élément de l’idéologie néoromantique de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Ce type de représentation nous apparaît dans sa « platitude », nous semble manquer de la profondeur (temporelle et culturelle) qui est offerte ici, de raison d’être (aussi nous demandons-nous pourquoi ces photographies ont-elles été prises). Les images que nous voyons ici ont pour principe d’être le fruit d’une longue coopération avec les cultures qu’elles montrent – et non l’appropriation hâtive d’une idéologie vide (quand bien même elle serait populaire, voire universellement partagée) de la nature, de l’authenticité et de l’intemporalité. Nous faisons retour à la politique de la représentation, à la politique du portrait. (« Mais, après tout, qu’est-ce qu’un Portait… ? »)

Qu’est-ce qu’un portrait ?

De face : outre les mains (conditionnement culturel), le visage est la partie du corps humain (conditionnement sexuel et culturel) qui reste nue, exposée, indispensable à l’identification, à la reconnaissance et à la communication. Chaque trait lisible, interprétable, scruté à la recherche de signes de présence, de signes d’intention, en combinaisons infinies. Gros plan : en plein sur… (comme une pleine lune, en plein centre du cadre, occupant l’espace du collimateur de mise au point central, hypnotique par son exigence requérant notre pleine attention). Mais le portrait n’exige pas que nous agissions comme si nous étions à notre tour interprétés… (Nous sommes autorisés à abandonner nos bonnes manières visuelles, les convenances des regards échangés ne sont plus de mise, il n’y a pas d’échange – ou du moins aucune confrontation d’intelligences, notre identité personnelle se perpétuant dans sa quête inépuisable de négociation de temps et d’objets pour soi).

Les « portraits de sang » (photographies d’origine documentaire).

Deux éléments retiennent notre attention : au-dessus du contenu figuré et par-dessus les portraits et les images documentaires, il y a, d’une part, une étrange calligraphie et, d’autre part, la texture et la couleur du pigment utilisé ; se pourrait-il que cela soit du sang par quoi s’exprime l’écriture ? Ces facteurs (ainsi que d’autres matériaux supplémentaires) concourent à transformer la photographie ou l’image documentaire en œuvre d’art existant par-delà la reproductibilité de la photographie, qui nous ramène, en un sens, aux premiers jours de la photographie et à l’unicité du daguerréotype. Elle est, comme le daguerréotype, vecteur d’un même sentiment d’unicité, d’une insistante originalité qui nous oriente inéluctablement vers un passé perdu, vers des personnes et des objets temporellement et géographiquement distants, mais représentés ici, puis transférant le sentiment d’unicité au référent de l’image. En réalité, l’image fonctionne comme une « prosopopée », le trope classique de l’évocation, ou ici, de la représentation, du mort et du distant, de l’abstrait ou de l’absent. Un trope, une relation signifiante, une forme de création de signification, qui s’applique à toute la photographie à la fois, à la relation de la photographie en tant que telle à ses référents, mais qui entretient une affinité toute particulière avec le noir et blanc, et avec le passage d’une image provenant du documentaire à une signification plus vaste (et peut-être en définitive au statut de « classique »), et pourrait même aller jusqu’à s’introduire dans le domaine du Sublime. Si dans la langue écrite, dans le domaine du Verbe, il y a « appel », évocation de l’absent, alors dans le monde de la culture visuelle, il y a le visage et le regard, le « retour » du regard de quelqu’un qui n’est pas là, qui n’est plus là… sa présence dans notre esprit, dans notre vision, dans notre lecture, c’est son retour, sa… présence convoquée.

 Le premier élément extra-photographique est une écriture inventée, privée de sens, évoquant tour à tour des caractères chinois, des caractères tibétains (voire une forme griffonnée d’alphabet occidental ou cyrillique). Ainsi donc, nous sommes en présence d’une dé-particularisation en lieu et place de l’irrémédiablement particulier ; tout comme les images spécifient, l’écriture abstrait (évoque un cadre universel de référence, pourrait-on même dire). À telle enseigne que parmi les matériaux mêmes qui, lorsqu’ils sont rajoutés aux images photographiques ainsi cadrées, garantissent leur unicité, leur refus de la simple (ou pure) reproductibilité photographique, il y a des éléments qui nient à leur tour cette unicité par une évocation de l’écriture en tant que telle, un signifiant graphique privé de son signifié, ou dont le signifié (comme symbole) nous oriente vers une signification générale archivée (ou son contraire, en tant que langue inventée, n’ayant de sens pour personne, pourrait-il bien être qualifié d’« unique »). Unicité et généralisation, ces termes s’appliquent bien entendu d’emblée à la condition humaine, plus précisément à la perception que nous avons de nous-mêmes de nos différence et similitudes, de notre sens de la distinction et de notre sens social. Les différences et similitudes mêmes qui font appel à une humanité commune qui est présente dans et à travers chaque différence culturelle et génétique, tout comme elle est affirmée dans chaque vie humaine unique. Une unicité et une généralisation qui s’expriment le mieux par le visage (et donc par le genre du portrait) et dans ces traits du visage les plus sur-interprétés, sans cesse interprétés… les yeux...

Le regard : (coup d’œil rétrospectif, coup d’œil détourné – coups d’œil sexués). De toutes les zones du visage, ce sont les yeux qui s’offrent le plus à la politique de l’interprétation. Que le regard soit retourné ou non, sans résister, nous comprenons toutefois, sur la base de ce que nous voyons, le caractère du transfiguré, du pieux, du convivial, du prospère et de l’arrogant éhonté (« plein de lui-même »). Les contextes potentiels : l’histoire de l’œil peint, de Giotto à Rembrandt, de Caravage à Paula Rego. Offrant une gamme d’expressions que nous pourrions souhaiter comme modèles pour nous-mêmes. Une armure de masques, en prêt-à-porter, un terrain d’entraînement dans l’école de l’image de soi, un choix de « looks » (tous positifs dans l’ensemble, car il ne s’agit pas de photographies journalistiques qui rechercheraient le visage du désastre pour illustrer le fait atroce). Les yeux possèdent tout cela.

Le deuxième élément extra-photographique, le pigment rouge fané, l’encre brun-rouge avec laquelle les textes manuscrits sont tracés et qui constitue leur moyen d’expression, fait penser à du sang. C’est en effet ce dont il s’agit, du sang humain. Ce qui semblait de prime abord suggestion se trouve être, de nouveau, réalité (une icône qui une fois encore se révèle indice, trace de ce qui est vu). Rien n’est faux dans ces œuvres… en laissant derrière nous le domaine de la photographie pure (et de sa reproductibilité à l’infinie), nous ne sommes pas entrés dans le monde de l’illusion ou de l’illusionnisme pictural. Le sang sur le cadre et le visage de l’image, dans la mesure de son aptitude à être ce qu’il semble être, fait une promesse, offre une sorte de garantie, celle que le contenu est véritable (telle une signature génétique). Ainsi donc, la signature en lettres de sang implique un contrat avec le regardeur qui, par l’acte même du regard, est invité à en témoigner : car le sang que nous voyons, celui avec lequel sont tracés les graffitis ou les notations textuelles, c’est le sang de l’artiste, voire de certaines des personnes figurées. Ce qui est apparemment ajouté après-coup, griffonné sur les textures de l’image et son cadre, agit comme un indice désignant la matérialité inaperçue des corps, leur élément corporel, qui existe à l’origine de ces images et fait partie de leurs référents. Nous observons ici non seulement la représentation d’une culture, mais également un fragment de la nature des habitants, des porteurs de cette culture (une synecdoque, ou la partie pour le tout, tout autant qu’un indice ou une citation matérielle, physique, les marques d’une réflexion lumineuse, traçant la surface, l’extérieur, et un échantillon, un don, prélevé de l’intérieur…) ; il y a tout cela dans le monde de ces œuvres.

Ces textures supplémentaires et la palette étendue offrent un moyen d’expression accru, une palette plus étoffée de sens, qui est à la fois constitutive des images contenues, cadrées, voire citées par leur en-cadrement, et d’un commentaire qu’elles inspirent quant à la véracité de leur engagement affectif, de leurs significations… Cette méthode métamorphose également des photographies qui se prêtaient auparavant aisément à la reproduction en éléments désormais uniques d’un ensemble d’œuvres ; l’inclusion de matériaux singuliers individualise et personnalise chaque image (le sang, répétons-le, c’est celui de l’artiste et de plusieurs de ses modèles, de ses sujets, désormais rendus égaux sur le plan de la politique de la représentation, faits « frères de sang » quand l’artiste inclut le sacrifice d’un élément de sa corporéité dans le texte matériel de l’image).

Ces ajouts impliquent également la possibilité pour l’œuvre de faire désormais référence à une époque, à un peuple et à un lieu uniques : un moyen d’expression qui désigne le contenu de l’expression comme dorénavant irréversiblement particulier – interprétant le lieu, les objets et les personnes comme irremplaçables, comme situés au-delà de la simple reproduction et de l’échange – pour être valorisés… Et dans son offrande, une « offrande de sang », le rappel que dans son origine irréversiblement particulière et personnelle, réside également un caractère commun, un sang partagé qui est la couleur dans laquelle nous saignons tous de nos blessures. Le témoin sacrificiel d’un être-espèce partagé. L’offrande rituelle à une humanité partagée.

Le brun-rouge en noir et blanc.

Mobilisant une alchimie qui transfigure la photographie en fétiche, l’archive en œuvre d’art, la marque historique en mémorial – en un mot, en rituel (ou en l’objet sacré qui réside au cœur du rituel, cet objet même de notre visite, la visite rituelle faite au temple de l’art).

(Sketch Portrait) Masque et défiguration. Le portrait d’autrui…

Silence : le silence du portrait, c’est aussi le silence du voyeur (et tous, nous chérissons notre sens de la vue). Car réaliser un portrait, interpréter une ressemblance… c’est aussi rendre muet celui qui est ainsi portraituré.

L’image est sans voix ; elle parle différemment. La pose du sujet photographié doit par conséquent convenir au silence, sinon il se rend lui-même risible (interprété lui-même comme risible)… Le portrait fonctionne d’une façon ou d’une autre en l’absence de la forme essentielle de communication humaine, voire en tire une légitime fierté (il y a aussi l’absence du toucher, mais ce domaine de l’expérience sociale relève de toute façon déjà d’un puissant tabou, en témoignent la violence latente et la fragile érotique du toucher dans le cas du contact entre personnes étrangères l’une à l’autre). L’image est sans voix ; elle doit être produite pour parler différemment. Une absence de paroles qui abandonne tout à l’élaboration de repères visuels, aux domaines de la compréhension et de l’expérience humaines qui dépendent de l’œil et de sa mémoire. L’imagination visuelle (et son inconscient, un inconscient social tout autant que personnel) prennent nécessairement en charge la conduite des autres sens, et en particulier celui de la parole (il est rare que, face à une image, nous fassions appel à notre sens de l’odorat). Car le portrait ne fait qu’encourager notre tendance à tout paraphraser mentalement. Les mots ont la possibilité de décrire et résumer, de tracer un cadre narratif approprié (une trajectoire temporelle), mais ils jouent aussi avec l’image ; jeux de mots et recherche des possibilités du rébus.

Mettant en avant l’absence de parole et fournissant le Verbe. Le silence souligné ; le silence propre au portrait redoublé, puis mis en contraste… Le portrait comme puzzle. Une image en mode interrogatif. Une question, certes, mais adressée à qui ? À nous-mêmes, mais aussi à notre temps. Et notre temps vient après… il est postérieur à celui de l’image. Tout comme la phrase descriptive (déclarative, indicative) existe au temps présent (où nous demeurons en mesure de remettre en question ses références, ses valeurs de vérité), ou au temps passé (le moment de référence pouvant être passé, laissant en demande un témoignage ou une preuve physique), la phrase interrogative est lancée dans le temps pour chercher un séjour qui n’existe pas encore (hormis le cas de la question dite « rhétorique » à laquelle il a déjà été répondu). Chaque question est adressée à l’avenir, dans le sens où sa réponse (quelle que soit l’origine des preuves qui pourraient l’inspirer) réside dans l’avenir, comme quelque chose que nous attendons (car toute question attend réponse). C’est pourquoi, contrairement à d’autres photographies d’inspiration ethnographique qui fonctionnent comme une archive en mode indicatif, et par conséquent documentaire, ces photographies-ci s’offrent sous la forme de l’image comme question, sont cadrées comme l’énonciation d’une question. La série « Sketch Portrait » (1996) est un puissant exemple de la voix interrogative inscrite dans la photographie noir et blanc.

Cet effet interrogatif est obtenu notamment par l’incorporation à l’image de maculages et d’écritures manuscrites – graffitis ou notes écrites sous forme de commentaire (ou en tant que citation, suggérant, « citant » le mot comme tombé de la bouche de l’orateur silencieux, ou interprété comme présent dans sa pensée). Cet ajout dé-présentifie alors l’image, la re-présentant comme source de difficultés (il est essentiel, pour que ces effets rhétorico-temporels puissent entrer en jeu, que la « déformation » intervienne sur le plan de l’image, comme si elle s’interposait entre nous et l’image, et non pas dans le monde même de l’image). De plus, l’altération de la surface de l’image peut avoir pour conséquence de combiner les temps (passé, présent et futur) à mesure que nous sommes incités à percevoir un problème préexistant, à reconnaître sa présence dans l’ici et maintenant, et à nous préoccuper de la possibilité d’une solution future (ou bien, s’il n’existe pas d’indice de solution possible, comme la continuation dans le futur d’un état problématique)… Une image qui prédit la perpétuation de sa problématique, qui insiste dans son effacement même à présager la présence d’une réponse. Oraculaire.

Ici, l’altération a le statut de question posée, d’une deixis future qui nous projette dans un domaine encore indécidé. Problématisant non seulement le statut de l’existence de l’objet, de la personne ou de l’événement dépeint, mais soulevant également la question de la nature même de la photographie noir et blanc, au demeurant de celle de la photographie en général comme médium ou acte d’enregistrement idoines de la représentation, comme appropriée à quelles fins ? Remettant en question la représentation même (l’éthique de la représentation, soulevant la question : est-il pertinent de montrer certaines choses, comment devraient-elles être montrées, quand et dans quel contexte ? La question de la responsabilité de l’art et des processus de représentation). Posant donc les questions : à quoi cela sert-il, qu’est-ce que cela fait, pour qui… quand ?

Datant également de cette période, la série des Duality Sketch Portraits regroupe des œuvres se composant de deux images, diptyques rassemblant un visage portant un masque (de protection respiratoire/médical) et un masque rituel bouddhiste tibétain, accroché à l’envers ; le tout en noir et blanc (y compris les ajouts de peinture), car l’œuvre commence par le « fondement indiciel » de l’image photographique, puis agglomère par accrétion des strates de peinture et d’autres matériaux. Pourtant, l’image qui en résulte est toujours noir et blanc, son esthétique également est celle de l’iconographie en noir et blanc ; malgré les ajouts et les recadrages, le répertoire singulier de significations de la photographie noir et blanc s’applique ici encore (comme il restera valable tout au long du travail de Gao Bo, que celui-ci signe son travail « Bomu » ou « GB »). Le recours à la forme du diptyque non seulement met en avant le cadrage et la mise en contrastes des portraits, mais fait également référence à l’histoire de l’art religieux et à la rhétorique de l’éternité, à la tentative de représenter le sacré. Dans le cycle des Dualités, en plus du contenu évoquant le masquage rituel, l’autoprotection apportée par le masque médical et la protection surnaturelle accordée par le masque rituel, mais également au-delà du masque comme absence implicite de parole déviant la signification en direction du regard, en plus de tout cela, la forme de la présentation, celle du diptyque, suggère un cycle d’oppositions à surmonter. Oppositions de la tradition et de la modernité, de l’intériorité et de l’extériorité, de l’expression et du silence, de l’illusion et de la réalité. (Voir le chapitre consacré aux expositions à Pékin, section IV infra, pour une analyse plus approfondie de ces œuvres dans leur manifestation la plus récente.)

Et comme une succession de pensées-images, de portraits à la présence obsédante et d’événements de l’histoire personnelle de l’artiste, réitérés dans de nombreuses œuvres, dans des installations comme à l’occasion de performances, la figure répétée de l’utilisation répétitive de visages de pierre. De portraits inscrits sur des pierres. Un « emprunt » d’existences, un vol de l’âme, comme le croient encore maints peuples technologiquement peu avancés quand on les photographie. Un emprunt qui sera expié, car l’artiste prévoit de « renvoyer » les photographies à leur source, où elles seront lavées, purifiées dans les eaux de leur origine.

Une fois encore, nous assistons, pour peu que notre fabrique de signification soit ainsi configurée par elle, à l’unification de l’expression par le moyen du noir et blanc, évoquant l’histoire artistique de la photographie, et le thème fédérateur, la force du genre ; la présence de Portraits, du Visage… la présence d’un autre dans toute son offrande énigmatique et refus de soi…

Les portraits sont toujours emblématiques. Sanctifiés (comme représentant l’idéal, et par conséquent l’immortel, tout comme représentant le simplement mortel, le réel, le mimétique). En partie message adressé à l’avenir (une existence perpétuée dans le cadre d’une quantité donnée de temps), en partie revendication d’un statut en tant qu’éternel (un changement d’identité qualitatif) ; ce qui est suggéré ici, c’est qu’une tentative pas si subreptice que cela en direction de l’immortalité justifie en partie la commande du Portrait. Un lien avec la vie après la mort maintenu de ce côté-ci. Quand le passé coïncide avec les nuances de l’éternité, et la mémoire avec les feux du sacré, et quand l’âme et les limites de notre croyance trouvent leur séjour symbolique dans l’image d’un mortel défunt, alors nous commençons à saisir la puissance du portrait historique. Les portraits sont notre forme de culte des ancêtres.

(« Qu’est-ce, après tout, qu’un Portrait ? »)

Le « sillage » de cette photographie en pierres… sur des pierres… ces pierres sur lesquelles sont estampillés des visages, utilisées dans diverses installations – mais c’est une autre histoire, même si elle en résulte et entretient avec elle des relations de contiguïté…

Comme une vivante ritualité a lieu hors de l’espace du rituel, la répétition est le premier degré du rituel (en tant qu’identité, la fin en est le second, et l’éternité, le moyen – bien que représentée comme fin sous des formes intenses –, en est le troisième). En tant que signe, le portrait est déjà répétition ; son utilisation, sa temporalité et sa fonction identitaire (envisagée supra) le révèlent comme image rituelle, comme rituel. La possession rituelle qui en résulte fait du portrait un microcosme, une mise en abyme, ou relation de la partie pour le tout, du processus de création d’identité et de ses supports. Notre rapport aux images en tant que telles (d’où la logique des iconoclastes) est en effet à l’origine de cette attribution. Plus est lent le flux d’images, plus persistante est l’exhortation qu’elles nous adressent ; plus lentement nous parcourons une image donnée, plus puissante est sa force constitutive, plus profonde notre fusion ; son rôle dans notre confirmation, sa transformation en un objet sacré qui vient à nous représenter (qui devient « nous » par extension métonymique). Le portrait comme rituel ; image donnée en tant qu’idole ; le palimpseste le plus précieux.

Car qu’est-ce, après tout, qu’un Portait ?

Une transsubstantiation observée.

 

*

II

Installations : ensembles d’objets (qui pour certains sont des images, des images d’origine photographique) ; leur contexte… le lieu de l’installation (sa place, sa mise en place, l’espace d’une photographie). Et si les objets se présentaient avec leur propre arrière-plan ? Ce serait alors un paysage avec des objets. Et si l’arrière-plan était une photographie, qu’elle que transformée fût-elle ? Ce serait alors un double emprunt, ou une excision, une translation (au sens du transfert de reliques sacrées d’un site à l’autre) de la lumière jadis réfléchie et d’un morceau de matière qu’elle avait jadis illuminé ; de la précieuse matérialité de l’art comme les éléments constitutifs d’une icône, d’une icône faite d’indices – éléments qui désignent, qui désignent en faisant retour sur leurs origines, et qui pointent vers l’avant, vers la signification de leur unité dans l’œuvre d’art, de leur unité dans notre pensée, pointant vers l’avant – désignant des questions adressées à notre avenir.

Paysages ; objets trouvés. Rassemblés, composant peut-être une Nature Morte, constituant un autre genre (une autre façon préétablie de voir et de sentir), revêtant son charme concentré ; et qui, en tant que « Nature Morte », signale une culture, un moment dans l’utilisation de nos objets d’utilité quotidienne, un moment où les objets qui sont fabriqués pour cette culture, qui constituent cette culture, sont trouvé ensemble, ensemble avec la transfiguration qui résulte de leur mise en place et de leur combinaison, de sorte que les objets assemblés d’une installation reflètent eux aussi cette convergence d’un moment culturel, en soi élément particulier de cette culture (sa « Culture artistique »), et ainsi regroupent significations et sentiments, pensées et associations, questions et… peut-être même réponses… Installation/paysages (les paysages extérieurs sont, toujours, des paysages intérieurs).

(« Mais qu’est-ce, après tout, qu’un paysage… »)

Installation. En envisageant le genre du Portrait, nous avons déjà abordé l’Installation ; en regardant les pierres ; une installation composée d’« Objets Trouvés » et de leurs « Visages » (ces pierres et les visages qu’elles portent sont également utilisés dans les nombreuses œuvres gravitant autour d’une image de Samuel Beckett, voir infra, comme dans d’autres œuvres.)

Installation. Atterrage. Bateaux distants les uns des autres, et un long milieu… une connexion… un pont, un chemin, une traversées prolongée. Un bateau peut s’en aller naviguer vers des terres lointaines… ou bien partir au large et revenir. Il peut accoster sur une terre inconnue, nous transportant vers l’autre rive ; ou bien navire de travail, bateau de pêche ou cargo, ou pour le plaisir d’une croisière, revenir au port d’où il a appareillé. D’une façon ou d’une autre, en réalité, voire en imagination, nous, les passagers, sommes conscients de notre destination (et même si nous ne l’étions pas, en tant que réfugiés ou naufragés, nous avons conscience qu’il y a nécessairement une destination, mais que celle-ci est manquante). Et lorsque nous atterrissons, lorsque nous accostons, alors nous débarquons par une passerelle, un ponton ou une chaussée surélevée établissant un lien entre le navire et cette terre. Mais ici, aucune terre n’est en vue… seulement un autre bateau. Car tous (dans le monde de l’œuvre d’art), nous sommes en mer.

Deux bateaux. Entre eux une liaison prolongée, une « passerelle » ou un « chemin », un passage ; un lien, comme celui qui relie les planètes en orbite, les navires, s’ils sont en route, virant en cercle les uns autour des autres – une route qui ne mène qu’à une autre traversée. Une destination ? Rien ne l’indique. Seulement différentes formes de passage.

En marchant le long de l’œuvre d’art, nous accompagnons la longue « passerelle » qui relie les deux bateaux (accompagnant en la longeant, non pas réellement en marchant sur le passage, mais marchant pour ainsi dire sur l’eau, l’« eau » du monde de l’œuvre d’art). Marcher sur l’eau est bien sûr impossible, mais c’est une expérience nous pouvons tous faire « par la pensée ». Nous sommes donc en dehors de l’œuvre d’art, l’observant comme dans la position d’un méta-ensemble, ou d’une limite extérieure, observant à l’extérieur, contemplant le tout qui à son tour (un privilège dont nous ne disposons pas de notre vivant) regarde les autres, à l’instar de nous-mêmes, regardant l’œuvre d’art, comme le méta-ensemble en expansion vers l’extérieur, comme nous imaginons à notre tour le nouveau tout, incluant les regardeurs, à partir d’une nouvelle situation « externe », qui alors, à son tour, devient… un report à l’infini de la fin. Une représentation, une mise en œuvre du problème ou de la question posés, tout autant qu’une position « externe » observant, la présentation d’une question…

À mesure que nous accompagnons de cette manière l’œuvre d’art, nous observons cette relation, ce lien établi entre notre point de départ et notre destination, tout en observant d’autres faire de même, à mesure qu’ils nous accompagnent eux aussi, ou traversent en direction opposée, passant à côté de nous et nous croisant, de ce côté-ci ou vers l’autre côté du « chemin ». Et tout en marchant, nous prenons conscience que l’« autre » bateau, celui duquel nous approchons, est assez semblable à celui que nous venons de quitter, qu’il n’y a pas d’atterrage, ni port, ni havre, ni terre ferme. En réalité, nous avons effectué une traversée ou accompli un retour au même ; une traversée qui revient au même (pensant que nous partons vers le large, nous découvrons que nous faisons retour, que nous revenons, que nous partons… en revenant). Pris, donc, dans une sorte de boucle infinie, une courbe invisible (comme la courbure de l’espace ou du trajet de la lumière tel qu’affecté par la gravité), un motif de répétition, l’image même de deux moments qui constituent les pôles d’un départ et d’un retour (inconscients)… Différents dans le temps, peut-être, mais semblables dans l’espace (en apparence), et peut-être identiques dans la pensée… Ainsi donc, de retour là d’où nous étions partis. Cette installation installe un dilemme de répétition, pose l’énigme de la répétition, un rébus d’évasion et de son impossibilité. Et la prise de conscience de cette réalisation ; c’est déjà en soi beaucoup ; c’est en soi le début d’une solution. Sinon, nous avons entrepris une longue marche vers nulle part… Une longue pensée dans un cercle ; une longue quête de chimère. Toutefois, le contenu et les conséquences de cette allégorie constituent une question pour le regardeur et pour sa métaphysique, le propre fondement de sa croyance, le propre mythe de son atterrage.

(Et de son désir de répétition… ou de se laisser attérer…) Pour créer son propre mythe d’atterrage.

Image. Arrière-plan noir avec néon. Fond noir ; est-ce abstrait, ou pouvons-nous apercevoir des troncs (oui, c’est une photographie, un tel endroit existe). Est-ce une scène de nuit dans la Nature, une forêt hantée, peut-être un Bosquet Sacré, la demeure du Rameau d’Or : ou la Nature comme Chaos, étrangère, hostile et destructrice ? Au premier plan, le mot et le néon ; dans les ténèbres à la Surface de l’Abîme, il y avait le Verbe et il était éclairé de l’intérieur par le Néon… Quelle succession de contrastes : de l’arrière vers l’avant-plan ; du profond au superficiel ; de l’obscurité à la lumière. Le profond en tant que caché derrière le superficiel ; dissimulé par l’écume et le scintillement d’un échantillon de culture médiatique… ses couleurs électriques criardes nous aveuglant, nous empêchant de voir ce qui se trouve derrière, à l’instar d’une lumière vive nous désensibilisant à ce qu’il y aurait à voir d’autre ; la pollution lumineuse des villes absorbant la lumière des étoiles. La lumière d’une culture. Culture-lumière allégée, éclairée mais superficielle. Ce qui est offert, tel que l’image le sous-entend, c’est une lumière légère, non l’illumination de la connaissance ; un « léger divertissement lumineux » : avec l’obscurité féconde. Et (comme dans l’image qui suit), quelque chose à craindre, qui doit être conjuré par le moyen d’un talisman fait de tubes de néon torsadés. Quel renversement des priorités ! Bouleversement des métaphores de la fabrique du savoir, le passage de l’obscurité et de l’ignorance à la lumière et à la clarté de la connaissance. Pourtant, la lumière est elle aussi aveuglante : l’éblouissement des phares qui dissimule la voiture qui s’approche. Le flash de l’appareil photo qui abolit notre vision nocturne. Nous refusons le chemin qui mène à nos obscurs puits de créativité. Nous refusons le silence qui permet l’audition – même celle de l’écoute de soi.

Image. Arrière-plan noir avec masque. Sur un fond noir… abstrait, de nouveau, chaotique, élémentaire (comme la musique de Iannis Xenakis et de Harrison Birtwistle). Avec des troncs d’arbre signifiant un lieu naturel. La Nature (mais sous quel aspect ? Quel visage nous montre-t-elle ?) C’est assurément une photographie. Une fois encore, un tel endroit existe… Car ce n’est pas un Jardin (ou peut-être devrions-nous dire qu’un Jardin n’est pas la Nature), mais plutôt une Nature sauvage à qui nous sommes, par conséquent, indifférents. La Nature dans son aspect Sublime. Radicalement indifférente. Surmontée par des masques réels (non peints) et par le fil qui à la fois les maintient (les rattache à l’image) et enveloppe l’image, la réfrène, la contient… attirant par conséquent notre attention sur ce qui est ainsi contenu… Masques qui s’offrent comme le masque que porte la Nature, que nous souhaiterions qu’elle portât dans notre tentative de la comprendre, de l’apprivoiser, de la mettre à notre portée – à notre disposition, en définitive. Ce qui est contenu ; ce qui est maîtrisé, retenu. C’est ce que nous craignons et apprécions à la fois, ce en quoi nous jubilons ; la créativité de la Nature (la nôtre) (et le paradoxe qui l’accompagne, son hostilité, sa capacité de destruction…). Et ce que nous craignons, comme le nourrisson craint la colère du parent dont il dépend ; la colère d’une Nature que nous avons maltraitée… Le visage négatif du Paysage.

Masques. Car une grande partie est masquée. L’imagination de l’anthropologie : l’anthropologie de l’imagination. Le masque qui appelle et mobilise le passé, et dissimule le présent (comme celui qui est ainsi masqué prétend aux pouvoirs du mythe que représente le masque). Le concept en tant que masque pour l’objet : et l’objet en tant que masque pour le concept. Mais le masque que nous craignons le plus est celui qui recouvre ce qui est imaginé comme étant le pire… ou le plus utile (si seulement nous savions comment l’aborder)… Le masque n’est qu’un pont sur l’abîme le plus profond : le plus terrifiant, car gouffre béant ; le plus fécond, précisément à cause de ce vide, de cette préparation à, de cette provocation à… la création elle-même. Ou celui qui invoque sa nécessité. Le masque a-t-il été conçu à l’origine pour dissimuler le visage de l’être humain ou pour masquer le visage de l’Autre ?

Car l’obscurité nous ordonne d’accepter de nous perdre.

 

Être perdu : s’émerveiller dans le Monde perdu (l’art du paysage critique).

 

« Séjour où des corps perdus rôdent, chacun cherchant son propre corps perdu » **

(Samuel Beckett, Le Dépeupleur [The Lost ones])

 

Nature Requiem (2011) est tout à la fois Installation et Paysage. Un paysage avec os et ficelles, où les os, répartis comme s’ils étaient disposés sur une grille, ont remplacé les masques et comportent désormais le texte manuscrit : « En Cherchant Pan et Faune ».

Des os, comme un rideau, recouvrent un paysage photographié, documenté, puis peint, une terre vide, dévastée, dépeuplée – recouverte d’ossements attachés par un réseau de fils de fer et numérotés. L’œuvre « 自然安 魂曲寻找潘神 » (2011), qui comporte les mots manuscrits « En Cherchant Pan et Faune », offre la Nature comme spoliée… et nous invite à tirer la conclusion que la Culture ayant provoqué pareille dévastation doit être remise en question. Parce qu’une culture agissant ainsi est elle-même spoliée.

Il est parfois nécessaire de revenir à l’essentiel pour analyser le retentissement d’une œuvre source d’émotions et de réflexions : le critère le plus fondamental en matière de reconnaissance et d’évaluation d’un objet culturel, quel qu’il soit, c’est le genre ; dans tout domaine artistique, nous cherchons à classer l’œuvre selon une typologie des genres qui nous permette de nous orienter et nous offre un champ lexical prêt à l’emploi. Si le cadrage physique et institutionnel de l’œuvre d’art est la source de sa première définition ou de sa reconnaissance en tant que telle, alors le genre est la première clé de signification – son cadre sémantique. Le paysage est l’un de ces dépositaires de la signification, provocation à la signification. (Quand le paysage dont il est question comporte des éléments envisageables comme Objets Trouvés, évoquant ainsi quelque installation, alors nous avons également accès à la gamme des réactions que nous associons à la Nature Morte, genre de la transfiguration du quotidien, parfois porteur du don de sacralité luminescente – auquel contribue le noir et blanc de l’image d’arrière-plan, une photographie dont l’esthétique demeure non contestée par la blancheur des os, la photographie étant elle-même un… Objet Trouvé).

L’histoire ou la tradition du Paysage retrace un parcours allant du contenu religieux et mythique à un relevé de possessions matérielles (comme témoignage de richesses), à une représentation (faisant écho à la première phase) de l’idéal (le Paysage comme lieu désiré où règne la beauté, comme séjour céleste désiré, comme vision du ciel sur la terre). La deuxième phase du paysage réapparaît maintenant comme nous faisant revenir à nos « possessions », comme un relevé de nos possessions (qu’avons-nous fait de notre « droit d’aînesse » ?), les forces religieuse et mythique associées étant désormais considérées comme critiquant cette « possession », comme critiquant notre bilan de gérance. Le Paysage idéal ne revient à nous que sous son apparence négative, comme une prise de conscience tardive de l’absence de manifestation de cet idéal.

Qui plus est, en actualisant deux termes clés hérités de l’histoire de l’art, le « Beau » et le « Sublime », le Paysage peut désormais être interprété non seulement comme incluant une évaluation de notre gérance de la Nature – ou de notre relation à elle –, mais également, de plus en plus, une appréciation du « paysage » de la culture, des structures mentales et des actes ayant produit ce paysage, et par conséquent de notre histoire. Le Paysage critique devient la critique de la culture, de l’histoire. Pourtant, à son tour, l’histoire récente nous fournit l’arrière-plan du paysage ; le nouveau contexte dans lequel nous situons le genre moderne du paysage – le « paysage du paysage », pour ainsi dire. (Cet arrière-plan trouve peut-être sa source d’inspiration la plus importante dans les paysages d’après-guerre d’Anselm Kiefer). Ces paysages-ci ne sont pas beaux. C’est pourquoi, au travers d’une utilisation réactivée du « Sublime », ce qui nous est offert, c’est la prédominance du négatif ou de l’ironique. La nature (présentée en fait comme un produit de l’agri-culture) est offerte comme une critique de la culture (et ainsi de la culture qui l’a faite) comme dystopique ; notre paysage culturel est envisagé comme n’étant pas à la hauteur de nos idéaux ou, de manière plus réaliste, de nos potentiels. La nature n’est plus la scène de l’authenticité (si ce n’est celle d’une blessure « authentique »), encore moins la toile de fond d’une régénération morale et d’un renouvellement du potentiel. Une Anti-Pastorale. Une œuvre d’art dans laquelle seule subsiste la trace d’un souvenir (de la vision Pastorale d’origine)… Ce qui nous reste, c’est un indicateur déictique, une indication fantomatique de vestiges pastoraux ; ce qui reste de l’utopie, de traces idéales ; ce qui reste suffit à peine pour motiver un contraste fantomatique, pour critiquer le présent.

Si le paysage moderne/moderniste était la continuation du paysage romantique (« par d’autres moyens »), alors il a poursuivi la critique de l’urbain, de l’industrie, de la technologie et de la raison scientifique ou utilitariste (de la tradition d’un point de vue qui incarnait l’anti-culture de masse, l’anti-société de masse et l’anti-démocratie de masse, dont l’aspect ultérieur était assumé par les réactions néo-féodales aux crises résultant de l’industrialisation et du nationalisme). Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le paysage moderniste a été pensé comme compris dans le post-moderne ; perpétuant la force de la critique, mais désormais dépouillé de ses éléments anti-démocratiques (et célébrant au contraire certains aspects de la culture de masse). Pourtant, repris du modernisme, les éléments de l’expérience et de la difficulté sont prolongés (quoique pour des raisons différentes). Pourtant, la critique et l’expérience sous une forme post-moderne, comme manifestées dans l’« association » et l’élément (formel) de l’installation, associées à l’absence d’indices rétrospectifs en tant que remède à la Chute (au contenu), tout suggère que les solutions élémentaires prônées par le passé ont toutes échoué. Sur le plan des propositions morales, nous découvrons que nous séjournons dans un paysage négatif. Un paysage problématique. Un paysage de la perte…

Tandis que jadis nous partîmes en quête du Graal qui nous apporterait la réponse à la question du sens et de la valeur au plus profond de la forêt, en quête de la lueur qui nous montrerait le chemin d’une clairière, alors aujourd’hui, au milieu des vestiges dévastés de la forêt dépeuplée, nous découvrons que nous avions depuis toujours porté la lueur en nous-mêmes. Un manichéisme dépouillé même de son Dieu distant et absent. Nous laissant seuls et perdus dans les espaces déboisés de l’âme.

Les Objets Trouvés, quand ils apparaissent sur l’arrière-plan d’un Paysage, peuvent toutefois suggérer un autre genre, un autre champ de signification. Dans l’œuvre dont il est question, ces os soigneusement disposés sur la toile sont une allusion tridimensionnelle au domaine de la « Nature Morte », accédant à sa puissance lyrique et à son appel à la beauté comme résidant dans l’objet même et dans ses relations au sein d’une composition formelle. Une tradition datant du premier art chrétien, représentant des objets symboliques rassemblés (lourds de signification religieuse), apparue tout d’abord sur les murs des églises (des VIIe et VIIIe siècles, échos des décorations à fresque classiques) jusqu’à son apogée aux XVIe et XVIIe siècles, dont la signification incluait possession et beauté, les objets et leurs interrelations en tant que forme, la transformation du quotidien (tout en incluant également des carcasses, etc., rappel des significations s’agrégeant au memento mori, à la tête de mort des vanités du baroque, elle-même élément distinctif de la Nature Morte de la période). Les Objets Trouvés et la Nature Morte ont aujourd’hui des significations souvent plus ironiques, plus iconoclastes que belles – par conséquent plus utiles à des visées conceptuelles. Désormais, tel qu’il est incorporé à un post-conceptualisme mondialisé, l’héritier hybride de la sculpture comme « association »  ou « installation », offrant éloges et critiques, présentation et questionnement de la société moderne, dont il re-présente le bric-à-brac, comme cut-up, ou poème objet-trouvé, à la fois élégie lyrique à la gloire de ce qui aurait pu être et affirmation carnavalesque d’une identité (post)moderne.

Ainsi la Nature est-elle représentée par des os, des objets morts, des matières qui restent, signes d’une vie précédente… (évocation prosopopéique d’une vie absente ou perdue) et par leur arrangement dans une Nature Morte. Mais ici, la Nature Morte est immobile, en effet, et morte, simple indice d’un état antérieur ; une « vie » future ne serait à nouveau possible qu’au seul mode subjonctif. L’art est un travail de mémoire. Au demeurant, dans une autre œuvre, « 献曼达 » (2009), nous découvrons une collection de pierres, chacune portant un visage (rappelant les œuvres commémoratives de Boltanski) ; nous sommes témoins de la superposition d’une image à une pierre déposée pour le souvenir d’une vie ; « pierres à tête » dans le cimetière de la mémoire. Objets Trouvés et Nature Morte sont en ce sens des « fétiches » religieux – au sens propre du mot « fétiche », c’est-à-dire chose précieuse, profonde, sacrée, qui doit par conséquent être protégée, évoquée (et non pas dans son sens rationaliste des Lumières, ou intellectuel néo-colonialiste, en tant qu’humiliation ou élément de comparaison négatif vis-à-vis des croyances et pratiques religieuses – non rationnelles – d’autres formes sociales, tout en restant aveugle aux croyances qui sont implicites aux formes d’identité modernes, ou condamnant tout élément culturel non rationnel). Si l’objectif de la commémoration ou de l’appropriation d’objets culturels, c’est d’offrir un paysage culturel en tant que collage comme collection, en tant qu’expérience moderne fragmentée comme positive, comme plaisir, comme jouissance, alors l’objectif le plus mûrement réfléchi de cette appropriation désigne, par son lyrisme, un objet absent ou perdu, évoque d’autres modalités de réflexion et de sentiment, désignant un rituel du « souvenir » ; se souvenir de ce qui est important… affirmer une identité centrée sur la réflexion et la valeur (mais aussi sur la réflexivité et la valeur, avec les paradoxes de la conscience de soi ironique et de l’affirmation performative nécessaire de la (des) valeur(s)). Interpréter une quête (rituellement, comme seul l’art en est capable) : à la recherche d’une signification (et, ce faisant, la créant, comme seuls les humains le peuvent).

Natures Mortes : Objets Trouvés. Perdu ; qu’est-ce qui est perdu ? Un (des) objet(s) perdu(s). Remplacé(s) par un (des) objet(s) trouvé(s)… De sorte que, par conséquent, « objets trouvés » représente ce qui est perdu, des objets perdus, des symboles de ce qui est perdu… Ou ce qui doit remplacer ce qui est perdu ?

Dans « 迷失者的岸 » (2010), nous faisons l’expérience de Beckett en tant que « Beckett » ; le Nom Propre comme référent culturel dans lequel est englobé le retentissement de son œuvre, comme un moi perdu, dépeuplé, comme une unicité et un isolement existentiels, une « déréliction », un « être-jeté-dans-le-monde » existentiel, mais aussi comme autant de dilemmes moraux dans un monde post-fondamental : posant les questions : d’où provient la valeur, d’où provient la morale ? Infondées, mais nécessaires. Déduites dans l’art. (Depuis le romantisme qui offre l’art comme une source ou une interprétation de la valeur dans le monde – à la fois comme symptôme et comme diagnostic, comme source alternative du sacré). Une « déréliction », un « être-jeté-dans-le-monde » collectivement applicable à nous-mêmes en tant qu’espèce (comme dans la nouvelle de Beckett, Le Dépeupleur). Nous nous sommes retrouvés en tant que perdus ; sommes par conséquent prêts à nous retrouver de nouveau nous-mêmes, à réinventer des valeurs – à découvrir (à affirmer) des valeurs au sein desquelles il ne nous est plus possible de soutenir des croyances…

La présence de l’eau dans l’installation Beckett puise elle aussi dans une histoire de la signification symbolique. L’Eau (hormis sa conjonction avec la « Terre » en tant qu’élément du paysage), plus précisément la vue sur son étendue, connote « l’autre côté », « la traversée »… ainsi que l’espace ouvert de lumière qui semble flotter au-dessus d’elle. La « traversée » comporte un sens rituel qui évoque l’image comme capable de contenir une force rituelle, et il en va de même pour la considération du paysage comme rituel, comme moyen de purification (ici en encore par l’intermédiaire de la Nature, dans la tradition de la Pastorale, de Théocrite en passant par les romantiques – et son apogée que représente l’« épique » Prélude de Wordsworth, où la Nature est figurée comme remède définitif à tous les maux, qu’ils soient intellectuels et moraux, individuels et sociaux –, jusqu’à William Empson et DH Lawrence, reprenant un dernier souffle dans l’authenticisme de la contre-culture des années 1960 – avant de revenir comme « week-end à la campagne » ou voyage de vacances vers des destinations exotiques, authentiques, « vierges »…). La pastorale post-moderne actuelle est cependant ironique, indication négative faisant retour vers un ancien idéal perdu (les naïvetés de la Culture et de la Nature, de la ville et la campagne, des oppositions qui ont été dépassées et sont utilisées avec la conscience de leurs limites). (Les équivalents chinois de cette tradition pro-nature, moraliste, authenticiste, auraient pour origine le taoïsme – Yang Zhu, Lao Tseu, Tchouang-tseu – et se prolongeraient par Wang Anshi et Dai Zhen jusqu’au XXe siècle avec la philosophie de Jin Yuelin). Ces scènes accèdent de nouveau au « beau » dans l’art. Déployant le plaisir sensuel comme apaisement propice à la réflexion et méthodiquement réglé, tout en suggérant quelque chose d’autre, quelque chose qui serait absent, nostalgique, voire mélancolique (et ne serait donc pas une forme classique de beauté, « pure » ou idéale). Quelque chose qu’il nous est possible de découvrir dans de nombreuses scènes d’eau ; chose émouvante, accompagnée d’une perte… invitant à la rédemption, ou la suggérant. Traverser l’étendue d’eau.

Le Paysage dans l’une de ses formes apparentées, la Pastorale, ici comme connotant systématiquement la nature, apparaît sous une forme « belle » en tant que perte. Et sous une forme « sublime » en tant qu’anti-pastorale ; la pastorale se perpétue comme Plainte, blessée par la culture même qu’elle dénoncerait, présenterait comme une scène blessée appelant de ses vœux un remède absent…

Ou un rite de fertilité… un sacre du Printemps. Un rite de renaissance.

Le genre comme marquage, re-cadrage, intensification de la signification. (L’art comme rituel. Le visage rituel de l’art.)

L’installation : machine à fabriquer de la signification (à fabriquer des sentiments). À l’instar du cadre de l’image (élargi par le don de temps du regardeur), l’espace encadré de l’installation offre la signification dont seul dispose le rituel. La fonction la plus fondamentale du rituel : la reconnaissance de nous-mêmes par nous-mêmes.

Être perdu dans le monde ; être éperdu, perplexe, face au monde. Être éperdu, perplexe, face à un monde… Être perdu pour un autre monde…

*

 

III

(Mais qu’est-ce, après tout, qu’un Rituel…) Un rituel à la place de l’art, qui est le lieu du rituel dans le monde, un retour à son séjour, par conséquent, accompli dans son séjour, dans son église ou son temple, dans le Temple de l’Art. Où donc l’accomplir ailleurs ?

Au cours des phases précédentes de l’évolution artistique de Gao Bo, les genres évoqués supra – le Portrait, le Paysage, l’Installation, à la fois bidimensionnels (le Portrait, le Paysage, la Nature morte) et l’installation tridimensionnelle composée d’Objets Trouvés, y compris d’images, de photos et d’imprimés –, devaient déjà une bonne part de leur puissance émotive à une sorte de force rituelle (un effet rituel qui est vrai de l’œuvre d’art en tant que telle, en raison du re-cadrage qu’est l’œuvre d’art, ainsi que du choix particulier du contenu et de ses moyens de présentation). Dans notre monde moderne, l’un des héritiers de la ritualité et de ses fonctions émotionnelles précédemment liées à la religion, c’est l’Art. Comme en témoignent ses dispositifs de cadrage, y compris celui du temps et de l’espace, ainsi que l’intensification de la signification qui les accompagne, engendrant cette « effervescence » que Durkheim considérait comme la clé du rituel (y compris le cadrage du lieu, effectué par la galerie d’art et le musée, et du temps, comme temps de notre séjour à l’intérieur de ces lieux, le tout encadrant le « perdu pour le temps » – avec son référent universel implicite, ainsi « en-dehors-du-temps » – de l’expérience artistique/rituelle).

Le rituel a pour rôle dans la vie quotidienne de protéger l’identité de l’individu avec lui-même, par la répétition constante, et constitue le lien avec sa communauté d’identification (soumise à l’entropie sociale), ici encore par le truchement de la répétition ; souvent exprimé dans l’acquiescement d’un signe de tête, le clin d’œil, la poignée de main ou tout autre geste de reconnaissance, en passant par les anniversaires et autres événements cycliques analogues, les rituels de masse périodiquement accomplis, particuliers à chaque société et confession (Noël, fête du printemps, journées et fêtes nationales). Le rituel est toujours très présent dans la vie quotidienne. Les formes des supports de la reconnaissance rituelle sont essentielles à la condition humaine et sont prises dans un processus de renouvellement continu, un processus qui est à l’origine d’une grande dépense de temps et d’argent.

Cette dépense marque au demeurant la relation très moderne du Rituel et de la Marchandise (comme un ancien moyen ou mode d’échange, « échange de cadeaux », marquée par la non-équivalence, mais toujours coexistant avec des formes d’échange marquées par l’équivalence – telle que mesurée par leur mise sur le marché, leur échange par troc ou paiement monétaire – qui transite de façon satisfaisante dans la vie sociale moderne fondée sur l’échange dans le cadre d’un marché de masse). D’où l’utilisation par Marx du concept désormais notoire de « fétichisme de la marchandise », où il convient d’entendre le « fétichisme » en question non comme un complément, mais plutôt comme un comparatif négatif. Cependant, le mot « fétiche » connote à l’origine la force sacrale, celle qui séjourne dans un objet sacré ou un symbole. Toutes les sociétés en possèdent, plus particulièrement en lien avec l’identité et ses affinités collectives. Le noyau de vérité qui se dégage de l’utilisation par Marx du terme réside dans la valeur d’usage « spirituelle » des marchandises modernes (définies par leur valeur d’échange) comme étant désormais inséparables de l’identité (que pourrions-nous acheter aujourd’hui qui ne serait pas marqué, d’une manière ou d’une autre, par une déclaration concernant notre identité ?) et de la reconnaissance (notre appartenance implicite à une société réelle ou imaginaire et ce qu’il nous faut payer, ou sacrifier, pour bénéficier de cette appartenance).

L’interprétation du fonctionnement de l’art comme forme de Rituel intéresse les effets sur le public de l’œuvre d’art dans son ensemble. Son statut de public implicite de l’œuvre d’art, son identité en tant que ceux qui sont en mesure de savoir, de comprendre, en tant que ceux qui maîtrisent les codes nécessaires pour en tirer un plaisir sur ce plan culturel (Bourdieu). De sorte que le sacrifice de temps (celui passé devant l’œuvre d’art, pour y arriver et en repartir, incluant celui investi auparavant pour sa compréhension et l’apprentissage de ses codes) et d’argent (le prix du billet, du transport et de l’habillement !) fait apparaître le rituel qu’est l’expérience de l’œuvre d’art (qu’il s’agisse d’une représentation théâtrale, d’une performance artistique ou d’une œuvre d’art comme image). De cette façon, la totalité de l’œuvre d’art, le domaine de l’art en tant que tel, le re-cadrage d’un fragment particulier d’espace et de temps, est entendu (ou mieux, ressenti) comme une expérience rituelle.

Cependant, nombre d’entre nous percevons également (et en particulier dans le théâtre) l’effet du Rituel au sein de l’Art comme une citation ou une re-mise en scène d’un processus rituel en tant que partie de l’œuvre d’art (un élément ritualisé de la totalité de l’œuvre d’art comme rituel). L’effet de l’élément ritualisé : en matière de Théâtre, une pièce dans la pièce, une représentation dans la représentation, ou un moment d’intensité ; une grand-messe violette ou un passage paroxystique en prose ; un espace recadré – ou une confluence de diagonales et d’autres indicateurs formels – dans le cadre de l’image. Cet aspect du rituel en tant que tel (du rituel comme élément) fonctionne comme un résumé ou un point de convergence de la signification de l’œuvre et, tout particulièrement, de sa structure même.

La signification en art, pas moins sous influence conceptuelle, voire de l’art post-conceptuel, concerne par conséquent la délicate relation des idées et de l’art, de l’idéologie et de l’art, ou de l’art et de la théorie ; de la théorie artistique naît souvent un art médiocre (de propagande) : à l’inverse, l’art de qualité est à l’origine de théories de qualité tandis que nous nous efforçons d’expliquer son efficacité et son affectivité, de rationaliser et de conceptualiser sa force esthétique.

La Performance artistique participe ainsi des deux types de recadrage, des deux façons d’intensifier la signification… et touche de plus près au rituel en tant qu’elle ressemble au théâtre, en ce sens qu’elle est… représentation, exécution.

Sur le plan de la signification, la relation de la performance aux images exposées, du mouvement à la statique, du geste à la photographie, est complémentaire : elle prolonge la signification de l’image ou de l’installation par le moyen de la performance. Déjà présents sur de nombreuses œuvres, gestes inscrits à la surface du texte visuel (de la photographie), barbouillages de peinture, effets de grattage, défigurations et ajouts de graffitis, tous peuvent être interprétés comme signalant l’existence d’un problème… l’art en mode interrogatif. La performance prolonge cette accrétion de strates (de matières et de significations), laissant le public assister au recouvrement par les couches de peinture, aux repeints, à la réécriture… et au lessivage… l’équivalent performatif de l’appel et de la réponse, de la question et de la réponse ? Les thèmes de la renaissance en tant que représentation (et vice-versa) sont de la sorte mis en jeu ; représenter, c’est provoquer la renaissance d’un objet, sa reconceptualisation, le renouvellement de sa perception – la fonction même du rituel.

Il conviendrait de ne jamais oublier que la raison d’être du rituel, c’est l’unité (qu’il est ontologiquement conservateur, anti-entropique), que ce soit sur le plan de la communication (on pense à la « communication intense » de Bataille, mais également à la relation qui s’établit entre le public et l’interprète) ou sur le plan des liens sociaux (identité et reconnaissance). Mais la transgression vient en premier (un avant-goût du désordre sublime), un voyage de la forme à la non-forme (« informe ») et réciproquement. Par conséquent, la présence du sublime se fait par le truchement d’une relation à la surprise ou au choc (le moyen, ou le modèle ou l’achèvement négatifs, de la tâche de l’entropie) : ce n’est qu’alors que s’ensuit un ordre « nouveau »… une réaffirmation (sa fonction générale ou sa fin) ; comme propice à la réflexion (sa fonction artistique, son intention artistique, en tant que communication). Ces relations ont été souvent mal comprises (avec pour conséquence la réification de la relation de transgression, le choc pour le choc étant rapidement commercialisé, ou la reconnaissance erronée, comme dans le cas du « carnavalesque » en tant que reprise de pogroms historiques, qui est en réalité, historiquement, une affirmation rituelle de l’identité des pogromistes).

Unité (un sentiment de communauté sociale…) de sensations. Comme une union (ne serait-ce que symbolique) des contraires ; qui pourrait également être substitution de ces contraires (à mesure que nous dépassons les oppositions binaires comme moyen de conceptualisation). Tout comme dans le cas de l’art et des gens (matière et signification), des artistes de performance et du public (émetteur et récepteur), et des genres (masculin et féminin). De même de chacun à l’autre : dans la fabrique d’autrui comme œuvre d’art, considérant l’un et l’autre comme des œuvres d’art en action sur l’un et l’autre, et en tant qu’effort mutuel, double… Une continuation, par conséquent, de la traversée des frontières, de leur dissolution ; comme des lignes tracées au sol et comme des démarcations distinguant l’art/la personne, le genre, la peinture/le matériel, la pensée/le sentiment et l’un/l’autre…

Une fois encore, s’agissant du retour de l’ordre, du retour à l’ordre, dans la performance, nous pourrions par exemple nous tourner vers la performance particulière qui a été présenté en Corée (voir infra) et faire remarquer que, à mesure que l’intensité se déploie, puis diminue et s’inverse dans le rituel même (dans le monde de l’œuvre d’art, dans « le cadre de » de l’œuvre), et pourtant en dehors de l’œuvre, le monde à la fois du public et des participants, elle n’est, en un sens, « pas encore achevée ». Parce que, après la fin de la performance, à mesure que les toiles sont lessivées de leur peinture (le nettoyage des sols étant accompagné de celui des artistes, « en coulisse »), le processus rituel se prolongeant, nous sommes revenus dans le monde (au statu quo). Un rituel dans le monde. Un rituel qui s’écoule dans le monde (cause et effet se perpétuent le long de la flèche du temps). Mais le monde demeure toujours le monde.

(Les témoins cependant portent avec eux la mémoire, affective tout autant que visuelle et conceptuelle, de l’événement qui a eu lieu… qui n’a donc pas cessé d’avoir lieu…)

Si le sentiment de retour ou de retour à l’ordre (pour présenter une réalité préexistante) signifie que les rituels sont en effet conservateurs (l’identité du public est reconfirmée sans être changée), ils sont aussi la source du renouvellement de nos liens sociaux et de nos identités, alors « conservationnels » serait peut-être un mot mieux adapté (au théâtre, comme dans le rituel, les esprits sont reconfirmés, non modifiés). C’est en fait précisément cet aspect conservateur de la ritualité qui accorde l’autorisation implicite (comme dans l’histoire du rituel proprement dit ou sous une perspective anthropologique) d’« aller trop loin », de transgresser à l’intérieur du cadre d’un événement artistique rituel (et de faire d’un tel ingrédient populaire l’expression d’une « différence entre les générations »). D’où le paradoxe : plus c’est transgressif, plus c’est conservateur ; à mesure que le contraste devient plus extrême, d’abord au sein du rituel dans le moment de la reconfirmation, puis (hors du rituel) avec le retour à l’ordre dans le non-rituel, dans le monde non artistique, après la fin de l’événement. Par conséquent, si le temps du rituel et les événements rituels sont proprement encadrés, alors, comme tout art, ou même tout imaginaire (la représentation n’est pas la chose ni l’événement en soi), il laisse un espace pour l’expérience, et même pour l’excès… En tant qu’expérience de pensée, pour la dissolution des frontières et des limites qui ne contestent pas l’ordre ou l’identité même (ce qui fut le fantasme des années 1960, s’agissant du rôle du rituel au théâtre, pour libérer la nature humaine dans un animal, l’homme, qui est toutefois entièrement culturel…). Mais, tout comme il est possible d’imaginer une diversité de situations, il ouvre des questions… libère la créativité… et donne corps à la pensée, souvent non dite, de l’observateur (exprimant ainsi leur identité, plutôt que la modifiant). Ce qui est déjà beaucoup1.

Les performances et leur captation

Les performances sont autant d’œuvres en cours en constante évolution, chacune faisant la transition avec la suivante – toutes existant en de nombreuses versions. Il y a par exemple une différence significative entre la première version de la performance Duchamp/Eliot, qui comporte écriture et lavage rituel du corps, qui fait l’objet d’un montage quasi cinématographique, et les versions ultérieures éditées comme captations de performance ou constituées par l’enregistrement documentaire d’une performance particulière. Les commentaires qui suivent s’appliquent tout aussi bien à une série d’images photographiques, à quelques courts-métrages cinématographiques et à une performance filmée qui figurent tous un même modèle, une jeune femme ici considérée comme corps photographique, sur qui sont projetées des images et qui est ensuite lavée pour les faire disparaître…

Idées reçues et corps recevant. Et nous recevons le spectacle… comme le corps reçoit l’eau… une réception dans laquelle demeure l’image de la chair, quand bien même l’image serait supprimée. Notre retrait de l’image, la présence du corps lavé, à la fois un retrait de ce qui est reçu et un retrait dans le lieu et le temps, nous nous séparons, dès lors que nous nous sommes retirés, dans la réception d’un don.

Le thème : l’art comme recouvrement, l’art comme voile ; suggérant par conséquent qu’il y a là un lieu qui se trouve « au-delà du voile… ». Les sujets : la femme, le corps, la représentation et l’art, la représentation en tant qu’art (concept et objet), le sujet en tant qu’objet et par conséquent identité individuelle ou intériorité et société. La présence d’un artiste de sexe masculin et d’un modèle de sexe féminin répète, mais évoque également (et donc problématise) les relations de pouvoir typiques de ce qui constitue historiquement le regard masculin. L’environnement médical (de certaines des photographies) est également sexué sur le plan des idées reçues en matière de pouvoir et d’autorité.

L’artiste de sexe masculin remet en cause sa propre position de sujet sexué, son identité et les relations de pouvoir. Ce qui est évoqué, ce sont le regard, le cadre, la relation au contenu et le droit de traiter le corps comme une mise en scène ; tout cela étant remis en cause. Comme chez Duchamp (au titre d’« artiste invité » dans l’œuvre d’art), avec La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (Le Grand Verre, 1915-1923) et le fragment d’image corporelle encadrée dans Étant données (posthume).

(On remarquera l’image où le modèle, la femme, se couvre les yeux/le visage face à l’artiste/photographe… pudeur/refus… intimité minimale… référence à l’intérieur comme séquestré, séparé, inviolé ?)

Le corps comme surface : recevant des images projetées.

Projection 1 : La « Joconde » de Léonard de Vinci selon Duchamp, LHOOQ (1919). On notera la présence de l’humour et de la parodie… la forme de critique la plus ancienne et la plus efficace ; l’ajout du grotesque à l’image fait office d’autocritique… Et en particulier dans la « Joconde » après sa « défiguration » ou appropriation par Duchamp (la référence à Duchamp nous rappelle son autre œuvre proto-conceptuelle mentionnée ci-dessus) ; et ainsi donc les projections, la « barbiche », impliquent une double parodie (où l’artiste se réinscrit lui-même à la suite de Duchamp dans une nouvelle strate de parodie…). L’appariement de la barbiche et des poils pubiens est un calembour visuel grotesque dont l’humour qui en résulte atteste de l’inadéquation de la projection et de la surface la recevant, le corps en question... et donc de la prise de conscience des strates superposées sur lui dans notre actualité quotidienne.

Projection 2 : Le Violon, faisant écho à Ingres d’après Man Ray (« Kiki de Montparnasse», 1924). Sous la parodie (les « courbes »), la question de la musique dans sa relation à la représentation… Plus encore que le Lyrique (un sous-genre du langage verbal et écrit), le plus directement sensible des arts (présent ici non sous sa forme écrite, mais comme symbole) : comme métonymie, l’instrument représenté jouant de la musique ; ou comme métaphore (au travers de la synecdoque, de la partie pour le tout). La signification symbolique du violon. Les courbes projetées du violon mettent en scène le même trope que celui de la Joconde et de sa « barbiche » ; un calembour visuel (similitude, métaphore, ressemblance) fondé sur un élément du corps. Peut-être plus subtile que l’humour grotesque de la « barbiche », cette projection (cette imposition) sur le corps n’en rappelle pas moins qu’une comparaison implicite se met en place... dont le fondement est le plaisir (principalement, mais pas exclusivement, le plaisir du regard masculin). Le plaisir visuel des courbes partagées du violon et du corps, le plaisir auditif de la musique comme expression du sentiment. Et la femme comme (réduite à un) lieu de plaisir (la métonymie de la « barbiche » pointant également dans cette direction...) Ainsi, la disparition par lavage de ces marques signifie et réalise à la fois le processus de purification de ces strates indues. Par conséquent, « femme » n’est pas réductible à quelques courbes (ni, au demeurant, à une « barbiche »), ni même à l’émotion, à la musique personnifiée... Une comparaison « flatteuse » qu’il convient de rejeter, car réduire la personne à un sentiment, c’est nier ce que la philosophie considère en général comme constitutif de l’humain : la capacité de réflexion, la raison… (un trope familier, romantique, voire philosophique, qui consiste à faire l’éloge rhétorique d’un objet, en l’élevant au rang de Nature, mais sans écorner, en réalité, son rôle subordonné réel ou supposé).

En outre, la « Nature » entendue comme « nature » de l’« objet », peut elle aussi être remise en cause, son rôle dans notre langue et notre culture étant également contesté par le questionnement portant sur la « nature » (les représentations culturelles) de la « femme » ou du « corps ».

La femme comme thème : mais… « la femme n’est jamais ça… » (Kristeva). La femme (en tant que telle, en général) ne peut être représentée ; le mot n’est pas sans une deixis (générale), mais ses implications sémantiques et lexicologiques font l’objet d’une réévaluation… la particularité se situant hors négociation (de même que, peut-être, par voie de conséquence, la notion de typicité). Seule est montrée une extériorité donnée, une surface (corporelle). La « femme » est plurielle ; elle se trouve donc au-delà de tout stéréotype disponible. « Femme » (habituellement alliée à la Nature) peut être ici interprétée comme une figure pour la société (Culture) ; les questions de perception et de compréhension configurent toutes tentatives de compréhension ; ne subsiste qu’une allégorie à la place des problèmes et des politiques de représentation, de l’art et de la pensée.

Elle (le « modèle ») n’a pas d’intériorité, de volition, ne peut que se couvrir les yeux ; tout accès à l’intérieur, à la vie privée, lui est refusé, le refus du regard comme preuve de l’intériorité ; subsiste une image, une surface. « Elle », à qui une voix est également refusée… Seule s’entend la voix du narrateur masculin ; « elle » reste donc énigmatique, pluriel. Pas (encore) spécifique, susceptible par conséquent de lectures allégoriques. Ce dernier point nous rappelle que l’allégorie qui se déroule sous nos yeux est aussi celle de la subjectivité, des personnes et de leur irreprésentabilité (en l’occurrence, celle de la femme). Faire de toutes les suggestions d’intériorité et de sentiment des suppositions et des métaphores comme dans l’histoire du Lyrique (et de la musique, si souvent alliée au sens de la vue, mais si profondément distincte de celui-ci…)

Le corps comme image. Les utilisations de la nudité (pas de tabula rasa, le nu dans l’histoire de l’art comme arrière-plan de tout regard sur le nu féminin dans un contexte « artistique »). Nulle vision innocente. Photographie et film sont la manifestation répétitive de cette énigme et des questions qui lui sont inhérentes quand nous essayons (comme nous y sommes contraints) de surmonter les héritages du passé jugés indignes de se perpétuer… (nos idées reçues ou préjugés).

L’art comme corps/art sur le corps. Modes/interprétations, accrétions d’image/histoire comme fausses, comme incompatibles… désormais inutiles ou appropriables ? Hormis dans ce cas ? Dans le cadre de la remise en cause de cette tradition… comme élément de production d’allégories relatives à un sujet tout aussi problématique.

Le corps comme surface. Le transfert d’images d’une Joconde (« personnalisée ») et d’un violon (faisant écho à un nu « personnalisé » de la même manière d’après Ingres) sur le corps du modèle fonctionne comme une parodie, le nettoyage ultérieur désignant ce processus (de décoration, de compréhension particulière) comme limitant… comme source de limitation. Ce qui existe ici à vrai dire, c’est… que cela doit rester ouvert… mais fermé au cliché populaire (ou « artistique »).

En fait, les images projetées sur le corps ainsi que leur insistance (comme un aspect de la « fixation » photographique ayant eu lieu à la surface de la peau) ressemblent de plus en plus à une forme de profanation, à une sorte de souillure ou de pollution… qui demande à être lavée. Après avoir gagné l’attention du spectateur par l’appât du corps (stratégie typique de l’art tout autant que de la publicité), qui s’accompagne de l’histoire du nu et de ses accrétions de significations, il est désormais possible d’entreprendre la critique de son appropriation. De même que de son potentiel d’utilisation allégorique… comme de l’allégorie de la pollution et de la purification des objets, y compris du contexte et de la situation (de même que des concepts, par lesquels nous les comprenons)…

Réflexions relatives à la représentation et la signification, à différentes formes de langage (visuel, sonore, musical, langage/communication orale). Désinscription de clichés historiques ; la femme irréductible à la beauté pure, ou au nu idéal de l’histoire de l’art (comme surface), qu’il convient de ne pas considérer comme pur sentiment, comme musique (comme sens irréfléchi). Projections (comme de peinture, ou de pulvérisation, ou « développements ») sur le corps comme une superposition (évoquant ainsi la politique temporelle des surimpressions, le moins présent appliqué sur le présent, signalant ainsi un choix entre passé et avenir relativement au présent ; indiquant ici la persistance du passé indésirable). Impositions… comme les accrétions de l’indésirable. La peinture comme prenant place au-dessus d’une autre surface, palimpseste potentiel… Et pourtant, qui y aurait-t-il là à découvrir, en dessous ? Il s’agit de laisser « parler » le matériau de surface (ce qu’il ne peut faire ici, s’« il » le faisait, alors « elle » en perdrait sa force allégorique). Parler… « pour lui-même ». Le corps comme matière et le corps comme personne, comme relation de tension… (tout autant que l’inévitable tension entre ce qui est prononcé et ce qui est compris).

Plan d’ouverture (court-métrage et documentaire consacré à la performance). Une collection de clichés. Artiste, (jeune) corps de sexe féminin, la lune (et les « mouvements » de la lune comme périodes, cycles, comme « féminins » ou « femelles » ; le masculin forme le féminin, le masculin regarde le féminin, suggérant que notre regard est lui aussi sexué, « mâle » ...

Incluant la réflexion selon laquelle les appropriations réelles sont elles-mêmes toutes également individuelles, par conséquent jamais véritablement irréductibles à une moyenne publique ; même si elles sont partiellement réductibles au contexte de l’appropriation et à son complexe réseau de relations de pouvoir… et de désirs.

Succession d’images : extraits du court-métrage : (premier point culminant) : de la musique comme flux d’images, comme parodie de flux d’images (la Joconde à la « barbiche »).

Puis un corps enveloppé, pulvérisé ou enduit… (« vêtu » d’un tissu invisible… le tissu de la culture reçue). Couches de peinture appliquées sur le corps.

 (Deuxième point culminant) : studio de photographie baignant dans la lumière blanche ; le modèle au centre, l’objet de toutes les attentions (principalement, mais pas exclusivement, de photographes masculins, de médias, de l’industrie de l’image).

Fenêtre ouverte… itinéraire de sortie… une issue… ? La fenêtre, ouverte, suggérant un autre lieu, un autre espace/temps, une autre possibilité. L’entrée d’air ; le vent, comme une « bouffée d’air frais » après l’espace étouffant des intérieurs (une image simple, proprement composée… des plus évocatrices – dans le contexte du précédent flux d’images, et, rétrospectivement, après ce qui suit…).

Le final : la purification rituelle. Le modèle est purifié… le symbolisme massif du lavage (présent dans toutes les religions et partie intégrante, si ce n’est préparation indispensable, de la plupart des rituels). La suppression du quotidien sous son aspect négatif. L’artiste étant lui aussi purifié. Auto-purification ; une autocritique ; une critique de l’art… mettant de l’ordre dans sa propre maison, remettant en cause l’éthique de la représentation de l’art et des artistes…

Lessiver les obsessions picturales de l’« art ».

Le son. Commentaire/élément verbal : la langue et la musique en tant que processus temporels. Langue et musique comme purification : dans la temporalité, donc sujettes à changement, exigeant renouvellement face à l’entropie, et par conséquent occasion de renouvellement. Le rituel peut être non seulement une forme rétrograde de répétition (de cliché), mais aussi une « répétition progressiste », en tant que réinterprétation, réappropriation ou changement. Un vase (chinois), un récipient, (une image traditionnellement étiquetée comme « féminine », comme espace), une femme (chinoise) par conséquent comme perdant la patine de l’espace, les images agglomérées par accrétion de l’histoire et de l’« art ». (Et accédant à la « femme-comme-temps » ? La transformation, la purification rituelle comme phénomène temporel…)

De nouveaux commencements (le texte et les images qui l’accompagnent du lavage rituel).

Où retrouver les choses qui sont déjà perdues ? Où perdre les choses qui doivent être perdues ?

 « En mon commencement est ma fin» TS Eliot, Quatre Quatuors.


La musique (Ravel) ; impressionniste, des vagues d’émotion, excédant de peu l’image, en crescendo hyperbolique, donc parodique – en particulier d’elle-même. Offrant l’exagération comme critique ; un rappel de la position reçue de la musique en tant que « féminine », comme émotion pure… Puis, en guise de contraste, l’Hommage à TS Eliot, pour Octet et Soprano (1987) de Sofia Gubaidulina, un cadre restreint, minimaliste, pour la poésie d’Eliot et sa promesse de renaissance.

Mouvement général : du matériau reçu, par l’intermédiaire de la parodie, à la purification rituelle. Ce qui suit (que reste-t-il ? Que fera le corps, figural ou autre ?) : une question posée, (tout comme le corps est posé…), mais à laquelle il n’est pas répondu…

L’enchère, ou l’événement, le lancement publicitaire qui encadre l’événement de la performance marque cette dernière comme appartenant au monde de l’art, comme entrée de l’œuvre d’art dans le monde de l’art… Recadre l’œuvre d’art telle que définie par son entrée dans le domaine public. Proclame sa définition comme art. Proclame son autocritique de cette institution.

Le corps en question… le corps comme allégorie ; en tant que femme, en tant que personne (le caractère inadéquat de la relation de l’image à la personne), par conséquent comme allégorie de la représentation… de « l’art » même… tout autant que pour le corps social, le corps de la société. Ou comme l’allégorie de lui-même ; allégorique, car situé au-delà de la représentation – naissant tel : à la fois son au-delà et son séjour… la question incarnée.

 

« En mon commencement est ma fin »

 

(Mais un commencement sans fin.)

 

 À l’occasion d’une performance donnée en 2014 à Séoul, en Corée du Sud, l’artiste et sa jeune co-performeuse se sont mutuellement enduits (ainsi qu’une partie de l’espace d’exposition) de peinture noir et blanc, avant de se lancer dans une parodie d’accouplement frénétique et désordonné s’apaisant progressivement en manifestations d’attention et de sollicitude réciproques. Les phases d’un rituel (l’accouplement) ont été suivies d’une manifestation de prévenance collective qui s’est prolongée jusqu’à la fin de la performance (avec notamment l’enveloppement des deux performeurs à l’aide de tissu et de papier)… et à laquelle le public a commencé à participer. À telle enseigne que l’effervescence du rituel était perceptible dans la réaction manifestement affective d’un public composé moins de spectateurs indifférents que de participants. Le désir (éros) était peut-être transformé en amour (agapè), le désespoir en une forme d’apaisement, toute blessure se transformant très certainement sous l’effet d’une forme de guérison. L’expression cathartique présupposait la demande exprimée de sa catharsis. En effet, les moments en apparence destructeurs, désespérés, sauvages et orgiaques qui connotent l’accouplement sexuel peuvent être interprétés comme véhiculant la même signification générale que la grande pièce d’Euripide, Les Bacchantes, à savoir, ne jamais oublier que nous sommes encore matière, organique, faite de sang et de désir… la nature de l’humain (même si son expression est toujours culturelle). Et son message signifie probablement que ce qui est nécessaire, c’est l’expression, même au risque d’instants d’excès apparents, s’ils permettent d’atteindre une nouvelle stase plus saine. L’art est le baromètre de l’expression ; la performance artistique, son diagnostic rituel.

 

*    

 

IV

      Les expositions et performances de Pékin.

Au cours de l’hiver 2015-2016, l’artiste, désormais appelé GB, a présenté à Pékin une série d’expositions et de performances associées à la galerie Tokyo-Pékin de l’Espace 798. « GB » : le sigle figure dans le logo de l’exposition intitulée The Great Darkness - From GAO BO to GB.

La première exposition de Pékin

La première des expositions pékinoises présentait une nouvelle version du cycle des « Dualités ». Cette série est constituée d’images appariées, disposées côte à côte, tête-bêche, chaque diptyque étant composé de visages différents sous une configuration identique : un visage portant un masque (de protection respiratoire/médical) et l’image inversée d’un masque rituel bouddhiste tibétain. Ici encore, le moyen d’expression principal est le noir et blanc, fondé ou construit sur une base photographique (à l’instar de Rauschenberg, l’artiste commence son travail par l’image photographique, puis lui rajoute des couches de peinture et d’autres matériaux ; on notera toutefois que l’image qui en résulte demeure essentiellement noir et blanc : en dépit des ajouts de peinture, l’image reste fidèle à l’achromatisme de la photographie sous-jacente). De plus, le fond de chaque moitié du diptyque est peint en opposition à l’autre (si l’un est noir, l’autre est blanc), ce qui accentue encore l’impression de dualité. L’esthétique du noir et blanc s’applique : les contrastes sont mis en évidence ; la vie est à la fois représentée comme vue à travers un voile (la réalité est en couleur), mais aussi telle qu’elle est… (origine documentaire et code de lecture). La trace indicielle – l’élément clé de la photographie en général – est conservée dans le code reçu propre à l’effet documentaire du noir et blanc, parallèlement à la mise en jeu des aspects esthétiques formels des images monochromes. Sacralisant par conséquent et transfigurant l’image d’une manière différente de ce qui est possible « en couleurs »… nous voyons en effet ce qui est « autre qu’en couleur » d’une façon que la couleur ne peut ni gérer ni imaginer – à la fois immédiate et mystérieuse, empreinte d’une dimension de réalisme déictique et s’exprimant sous forme poétique.

Si le titre de cette première exposition est « Dualités », ce qui est en effet son sujet, il désigne cependant un au-delà, comme soulevant une question, ou identifiant un problème. Le caractère contradictoire, ou contrasté, ou bien encore complémentaire du diptyque suggère par conséquent un autre contraste et peut-être une signification plus profonde, unique. Comme souvent en matière de philosophie ou de religion, voire de méthodes scientifiques, nous sommes invités à regarder au-delà des divisions visibles en surface, au-delà des contradictions, pour rechercher l’« essence », ou plus simplement la vérité. Si le masquage et les masques protègent (des maladies et des démons, par le moyen de la médecine ou de la superstition), ils dissimulent également… ajoutant par conséquent une nouvelle dimension au caractère énigmatique, interrogateur des images et de leur titre. Posant la question, l’artiste a recours au langage visuel de l’intérêt et de la préoccupation ; s’adressant au public comme à autant d’initiés sachant déjà ; peut-être comme aux participants de rituels tribaux, qui savent déjà qui et quoi dissimulent les masques. Car il est des circonstances où ce qui est difficile dit être plongé dans un peu d’ombre ; il nous faut aussi regarder ce qui est « caché dans le pli… » L’art en mode interrogatif.

Le visage. Une caractéristique essentielle de ces œuvres (de même que des images documentaires et de nombre de celles de la série des portraits de « sang »), c’est qu’il s’agit de l’image d’individus en tant que portraits, en tant que figurant leurs visages. Autrement dit, ce qui est exposé de chacune de ces personnes, découvert, c’est leurs visages (ou leurs têtes) et leurs mains… Tête et visage sont des éléments de la sculpture qui relèvent du genre du « buste » où figurent tête et épaules : dans l’image, c’est le portrait qui offre la personne au regard, c’est par lui que l’identité est considérée comme résidant au sein du visage ou comme symbolisée par lui (une synecdoque, en réalité, ou une relation rhétorique de la partie pour le tout s’agissant du corps, ou un système nerveux invisible, dans son ensemble). Le visage ou la tête ; de face, pouvant être interprété comme un appel à l’humanité (comme le formule Emmanuel Levinas, le dernier philosophe à avoir pensé le « visage », qui voit dans le visage une dimension morale, un commandement ou un impératif moral, qui suscite chez celui qui le regarde l’obligation morale d’attention et de soin). Comment cette responsabilité morale peut-elle être assurée en présence d’un masque ?

Visage masqué et masque-visage. Visages recouverts, sont-ils des visages dissimulés, médicalement ou surnaturellement protégés ; masqués afin d’être protégés… ou bâillonnés ? Visage masqué ; visages d’autrui… et masque-visage ; contre-posé aux visages d’autrui, le masque de l’Autre. Représentant la force de l’éternité ; le sublime et sa valeur aux yeux des vivants comme une sorte de talisman : visage rituel, ou visage du rituel. Un masque rituel pour conjurer le mal. Une identité réelle (documentaire) et une identité symbolique (imaginaire). Une vie moderne et une culture antique. L’existence et ses Autres. Dualités…

Dualismes incarnés dans un diptyque, subdivisés (ou seraient-ils au contraire réunis… mais repoussés à l’arrière-plan) par des tubes de néon; lumière rouge-rose fluorescente, souvent clignotant, d’intensité changeante, si sacrée… Parodie de sacralisation (comme des décorations de Noël ou hivernales, les lumières sur un sapin de Noël… les lumières parant les arbres d’une rue commerçante animée, les néons publicitaires). Ces lumières dessinent une croix ou une grille sur chaque image ; divisant chaque image mais unissant l’ensemble – unissant en obscurcissant, le jeu de la lumière électrique masquant le jeu de la lumière et de l’ombre à l’arrière-plan. Un effet de colifichet naissant du contraste de la lumière électrique et du fond monochrome ; c’est à l’arrière-plan, dans l’obscurité, sur-« ombragé » par l’attraction superficielle de la lumière, sa distraction médiatrice, que réside la signification véritable, l’élément véritablement sacré. À la première impression, « fausse », succède l’impression de matière divisée qui se trouve « en dessous » ; nous devons focaliser notre regard au-delà de la division lumineuse et voir par-delà… en discerner le sens comme face à un rébus. L’effet d’éblouissement de la société de consommation moderne et son impact sur ceux qui ne sont pas encore tout à fait prêts à subir de telles transformations, ou qui ne comprennent pas entièrement ce changement… (La série des Dualités sous sa dernière forme constitue en ce sens la suite logique des images de Nature-au-Néon, abordées supra…)

L’image divisée : divisée ici tout d’abord par la verticale qui est celle de la division du diptyque, référence à l’histoire religieuse, une strate du problème, mais positive ; puis divisée de nouveau par la croix de néon, une verticale et une horizontale traversant le centre de chaque image, de chaque portrait, de chaque masque (son point focal idoine), l’ajout d’une lumière vive comme paradoxalement négative, la superposition d’une culture superficielle qui a pour unique justification l’échange toujours plus rapide de marchandises (toutes dans leurs emballages, comme le « conditionnement » lumineux du diptyque, comme la transformation de toute chose en pion à jouer dans ce marché). Divisant l’ensemble, le décomposant… ou le ré-emballant ; masquant peut-être la fonction du masque, pour protéger, pour conjurer le mal… ou pour bâillonner, pour réduire au silence. Pour conjurer la signification. Pour conjurer les niveaux plus profonds de signification et rendre triviale leur problématique.

Et que dire du masque à l’envers, l’inverse (ou l’Autre inversé) ; une fois dés-inversé, pour être désormais de nouveau inversé et interprété comme aide à la compréhension… le représentant inversé des traditions, la représentation inversée des traditions, des cultures et de leurs transformations. La danse des masques culturels qui masquent notre nature. Le masque sous le masque. Quel masque est l’élu ? (Quel masque avez-vous choisi de porter ?)

La première performance (associée aux « Dualités » et présentée dans leur espace, à l’occasion de la première exposition).

Portant des vêtements de protection et un masque, un personnage solitaire erre dans un paysage envahi par le brouillard (une glace sèche glisse sur les visages inscrits sur les pierres), puis mélange avec lassitude, avec anxiété, de la poudre et de l’eau pour préparer la peinture, un médicament rituel, pour transformer ou absoudre ou dissoudre un problème, ou pour accomplir un simulacre rituel du réel – l’invocation d’une autre réalité. Une préparation de peinture noire et de peinture blanche, qu’il jette ensuite, étale et badigeonne sur les toiles des « Dualités » ; peinture noire sur la toile à fond noir et peinture blanche sur la toile à fond blanc, la tentative par conséquent d’unifier chaque toile en supprimant la présence de la couleur opposée, en supprimant la différence… une tentative de lessivage, une purification symbolique des différences constitutives de chaque toile comme un tout, mais conservant la dualité des toiles, désormais dénudées de leur contenu, intactes… Mais il demeure toujours possible d’appréhender sous la couche de peinture les visages des personnes et le masque qui s’intègrent à la strate d’une accrétion dans les strates de l’image, survivant rappels... dissimulés, mais insistants. Indéracinables. Le personnage est ensuite préparé, recouvert d’un voilage, comme une protection supplémentaire contre quelque poison extérieur, une force taboue, ou sainte, mais puissante et dangereuse… une protection rituelle contre une force qu’il doit affronter ou approcher. Il rampe ensuite vers la croix couverte de diodes électroluminescentes et posée sur un empilement de boîtes, ouvre les boîtes de bougeoirs (tibétains traditionnels) en les faisant basculer et allume plusieurs bougies. Il entreprend alors, avec des difficultés considérables, à monter sur une échelle pour éclairer la croix qui affiche en rouge, les LED étant allumées, les cours de la bourse (rappelant la division cruciforme des toiles des « Dualités »…) Enfin, le personnage masqué et protégé par ses vêtements se prosterne devant les LED scintillants dans un geste d’auto-humiliation ironique ou d’adoration aveugle… D’adoration de la chose même qui a provoqué la déchéance et le délabrement du monde dans lequel il vit…

La deuxième exposition de Pékin

Une série d’images, toutes apparentées par leur thématique et leur contenu (de même que par leurs moyens d’expression), disposées en triptyques ; chaque élément étant élaboré à partir d’une image de la nature – des troncs d’arbres d’aspect élémentaire. À l’origine, une photographie (noir et blanc) complétée par des ajouts de peinture : cela fait, chaque image est traversée par une branche, crucifiée. Une branche, des rameaux maintenus ensemble et enveloppés d’une gaze ou de fragments de tissu, avec, semble-t-il, comme du sang suintant d’une blessure. Une branche sanglante disposée telle une croix sur le paysage faisant office de fond, en une image de nature crucifiée, de Bosquet désolé, dévasté. Dévasté, mais ayant toujours la puissance d’une sacralité négative. L’image contrepoint de la puissance négative de la Nature (la destructrice… voir L’Esthétique des ruines : Ankgor Vat (2016), également accompagné d’images dues à Gao Bo, pour une discussion de la « Nature » sous son aspect symbolique négatif). Le résultat du surdéveloppement et de l’exploitation économique, des questions toujours d’actualité de la déforestation et de la pollution de l’environnement. Accumulation de problèmes, eux-mêmes à l’origine d’une « Nature négative » au sein de laquelle « notre » environnement fonctionne d’une manière que nous ne maîtrisons pas, devenant hostile à notre survie.

La photographie existe encore, comme trace enfouie d’elle-même, comme base de l’image, et par conséquent comme indice ou « curseur », désignant un référent passé, un référent perdu, subsistant comme la trace de la nature qui survit dans l’œuvre – comme étant elle-même le travail de la dévastation et accomplissant la signification qu’elle cherche à représenter – comme icône de ce processus. De nouveau, les tons sont noir et blanc profonds : dans la photographie, comme dans les ajouts de peinture, dans la « couleur » du bois et de la gaze – seul le sang échappe à la palette des noir, blanc et gris… échappe comme s’il venait d’ailleurs, d’un lieu sous-jacent… de l’intérieur. Les genres (comme moyens d’expression) sont de la sorte croisés, de la photographie à l’installation en passant par la peinture. Des genres comme indicateurs du contenu de l’expression sont également croisés, de la photographie documentaire à l’installation conceptuelle en passant par la peinture de paysage ; l’ajout de la croix de branches sanglantes divise et recouvre l’image qui est elle-même une photographie partiellement recouverte ; une croix, croisant les genres et entrelaçant les significations, référence au mythe chrétien et à l’histoire du rituel pour relier la sensation et la compréhension des cause d’un problème actuel (la tâche du meilleur de l’art conceptuel). Faire référence à un mythe sacrificiel dans le lieu du rituel sacrificiel traditionnel, le bosquet sacré, mettant au premier plan la menace du sacrifice pour suggérer le visage destructeur de la nature en tant que réaction à sa propre destruction ; la menace que nous y lisons est une menace dont nous sommes à l’origine. Une crainte différée, la peur de notre propre maladresse. Le sublime négatif de la nature surgit à la fois comme mémorial, cause (le développement de l’humanité) et effet (notre crainte vis-à-vis des changements environnementaux que nous avons nous-mêmes engendrés). Notre « bosquet sacré » s’est retourné contre nous, comme les dieux ont coutume de le faire avec les enfants indociles, et nous ne sommes pas prêts à consentir aux sacrifices nécessaires pour les apaiser2.

La deuxième performance (associée à la deuxième exposition, et présentée dans son espace).

Le moment clé de cette performance à bien des égards plus simple et directe que les autres a été l’écriture de textes sur les tableaux décrits supra… qui a précédé l’enveloppement de l’artiste/performeur dans un linceul attaché à un tronc d’arbre posé en travers de rails de chemin de fer… en présence d’une chèvre vivante comme témoin et consolatrice. (La chèvre est également présente pour évoquer l’aspect priapique du bouc, peut-être pour symboliser le dieu archaïque de la nature, Pan – dont il est fait référence dans l’œuvre abordée supra sous le titre Paysage«En cherchant Pan et Faune». La personnification de la nature sous son aspect masculin, par opposition à sa personnification habituelle comme féminine et maternelle.

Écrire sur la photographie/peinture, sur l’image, le texte, à l’arrière-plan. Le paysage comme toile de fond du Verbe, comme quatre langues – textes sacrés, phrases sacrées – peintes sur l’image (rajoutant ainsi d’autres strates, nous éloignant davantage de l’indice original, de la dernière trace de réalité). Et en définitive, les unes recouvrant les autres, mais seulement pour être alors biffées, annulées… À l’occasion d’une performance qui représente à la fois et rejoue la « crise de la foi » du monde moderne. Religions et systèmes de croyance sont de la sorte rejetés en tant que sources de solutions à ces problèmes, ceux que soulèvent le symbolisme et les domaines de référence de l’œuvre, son iconicité et son indexicalité…

La troisième exposition

À bien des égards le point culminant de la série (la quatrième exposition pouvant être considérée comme une sorte de coda), elle se compose d’un grand nombre d’œuvres, toutes thématiquement liées et prolongeant le moyen d’expression du noir et blanc, originaire de l’utilisation de la photographie, base sur laquelle et à partir de laquelle sont rassemblées les œuvres qui en résultent.

1) Installation. Le violon enveloppé de résille et de néon, posé sur la photographie du corps nu, le tout encerclé, ou encadré, par du fil de fer, répété quatre fois. L’œuvre propose deux niveaux de signification. Le premier, personnel, particulier, unique : à l’époque de l’exposition, la femme dont le corps est photographié souffrait d’un cancer, un fait et symbole de restriction des possibilités (les images disposées derrière chacune des quatre installations ont été dessinées par cette femme au cours de sa maladie, accentuant l’élément personnel). Le second niveau, plus général : au violon comme symbole de créativité et d’art s’opposent les limitations que lui impose son enveloppement. Comme dans les autres œuvres signées « GB », le néon figure à la fois le marketing et une religiosité superficielle, faisant ainsi référence à l’étouffement de la créativité par les forces corruptrices jumelles du commerce et des obstacles divers s’opposant à l’art. Il en va de même pour le thème de la santé, qui, à l’instar du corps du violon, suscite désormais peut-être une réflexion sur l’état de l’art et de la culture.

2) Un long rouleau de toile, courant sur un mur. Un rouleau d’apparence picturale, réalisé à partir de photographies ; un collage de photographies, un photomontage. Mais également support d’une confluence des histoires de l’art : l’influence de l’Orient, la forme du rouleau, et peut-être la mythologie de la Longue Marche ; l’influence de l’Occident, dans le sens de la lecture de gauche à droite et de la succession de portraits illustrant la virtuosité du genre. Que ce soit au sens d’un voyage, d’une quête, d’une recherche… ou d’une file d’attente, les portraits sont numérotés... une référence à l’approche quantitative de la vie par la raison bureaucratique. Il y a donc un contraste entre l’individualisme et le caractère unique des visages avec la quantification ordinale par des nombres des personnes mentionnées sur une liste, soumises à un enregistrement bureaucratique ou à d’autres exigences de rationalisation instrumentale.

3) Installation. L’une des installations les plus importantes de cette série d’expositions : puzzle conceptuel ou assemblage philosophique. Têtes, portraits, photographies accrochées, suspendus à des cordes, les personnages levant les yeux au ciel, suppliant, au regard religieux exprimant une pieuse espérance. Au-dessus, une échelle orientée vers le haut ; sur le côté, une flèche de néon pointant vers le haut… de l’autre côté, une autre, pointant vers le bas. En dessous, un miroir fissuré (qui a été brisé lors de la performance ayant accompagné l’exposition) reflète les objets suspendus au-dessus de lui… ajoutant une autre dimension, ou pour ainsi dire une fois celle-ci ajoutée, redoublant de manière illusionniste l’« espace » de l’installation, pourvoyant ainsi soit un autre « ciel », un autre pôle d’évasion, ou un reflet du ciel qui le domine, sa réflexion étant représentation, laquelle est ensuite fêlée, dans un acte symbolique de déni, refusant l’option offerte par la rhétorique de l’hypsosis (l’élévation de l’eucharistie et du regard des fidèles). Cette réversibilité (l’image en miroir et sa « profondeur » étendue), est aussi l’illusion d’une « entrée-sortie », ou d’éternités assorties, d’échappatoires assorties ; le miroir fêlé signifie le refus de l’illusion (et l’accomplit en effet). Renversements qui indiquent une équivalence d’illusions, des rhétoriques parallèles d’éternité enfin reconnues comme telles, tandis que la fêlure du miroir peut, à l’inverse de l’interprétation précédente, suggérer que tous ces miroirs de la réalité sont de fausses éternités, des « extérieurs » illusoires (l’éternité comme fondée sur notre Présent Éternel, généralisée et projetée au-delà de l’histoire étant déjà notre illusion trop humaine)…

4) Installation : canots, cage et masques…

5) Un amoncellement de paniers-boîtes (dou, « mesure de riz en bois avec anse ») et de livres vierges, comme sur une berge ou une pente, sur lequel est appuyé un crucifix. La croix n’est pas en bois, mais faite de néon et de LED : sur la branche verticale défilent les cours de la Bourse ; sur la branche horizontale, le « manifeste laostiste » de l’artiste. Les boîtes vides et livres aux pages blanches, nourriture physique et allongement mental, aliments pour le corps et pour l’esprit trouvent un parallèle sur les deux branches de la croix et leur « lectures » en LED ; la surface de la vie économique et la tentative stratégique de faire face aux conséquences de cette réalité.

6) Photographies/peintures ; une série de masques et de visages masqués, de portraits… comme dans la série des Dualités décrite supra, mais complétée désormais de néon, d’une corde de bourreau et de gaze surplombant les têtes, comme une coiffure ou une coiffe mortuaire cérémonielle – une bande de gaze évoquant ironiquement l’écharpe de soie blanche traditionnelle des cérémonies de bienvenues tibétaines ; les derniers objets rencontrent les premiers (rencontre) ou la coiffe mortuaire devenant un accueil adressé d’un ailleurs ou vers ailleurs… À cela est rajouté un texte manuscrit incompréhensible (signifiant une écriture « autre »… des significations allant au-delà de celles exprimables…) La corde à nœud coulant du bourreau figure également sur chaque portrait, suggérant peut-être de nouveau l’étranglement d’une culture… le néon ajouté impliquant par conséquent qu’elle est étranglée par le commerce…

7) Beckett et voix-off. Les souvenirs-objets de collection de Beckett connotent l’art en tant que créativité, mais aussi l’art en tant que solution aux problèmes insolubles rencontrés dans la vie (rôle qu’assumait naguère la religion) : l’absurde existentialiste également associé à Beckett est l’une des clés de la signification de l’installation. Un nu photographié fait également partie intégrante de l’œuvre ; la voix, cependant, n’est pas celle de Beckett, elle appartient au corps photographié et narre l’histoire de la femme, l’histoire de sa maladie, de son cancer et de son traitement (telle que figurée supra en (1), par conséquent la présence énigmatique de la toison pubienne, conséquence du traitement médical, perte des cheveux et des poils). Absurde et quête, une sorte de périple ; l’art comme la meilleure réponse à l’« irrépondable »… la maladie et le hasard… des fragments de canots soulignent l’idée de passage, d’une traversée… mais vers où ?

8) Une pièce centrale, composée de canots, de flotteurs en verre, de corde et d’écrans de verre complétés d’écriture en néon, sonorisée par des pleurs de nourrisson. Il s’agit d’une version raccourcie de l’installation présentée à la Three Shadows Gallery (Pékin), œuvre très longue, longuement réflexive et ironique… tout comme la longue corde qui longe le chemin ne fait que mener d’un canot à… un autre canot, identique (voir également supra le chapitre « Installation », pour une analyse de l’œuvre d’origine dont la plupart des significations ont été pour l’essentiel préservées, et en effet renforcées dans l’installation de Pékin-Tokyo). Le long « chemin de halage » est ici synthétisé par le sciage des canots en deux, et condensé par des panneaux de verre se faisant face, sur chacun desquels figure la phrase « l’autre côté » en lettres de néon manuscrites ; une affirmation vraie sous le point de vue de l’autre panneau opposé, à l’intérieur ; mais paradoxale pour nous qui sommes situés à l’extérieur, regardant vers l’intérieur ; nous voyons la « grande » image, deux prétendants à la transcendance… Images en miroir l’une de l’autre. Là étant, comme dans (3), seulement un miroir, étant seulement dans un miroir ; tous deux sont identiques – vides. Nous commençons à comprendre la nature de cette Great Darkness, la « Grande Obscurité » du titre de l’exposition…

Les deux installations mentionnées supra, des éléments de (8), les canots sciés, et de (3) les portraits suspendus et le miroir brisé, partagent à l’évidence de nombreuses significations. Elles ont pour axe central (tout comme la série des Dualités et les œuvres de conception analogue) le dépassement des stéréo-typologies métaphysiques, ou binaires, des concepts appariés opposés ; avec la réversibilité et son questionnement comme forme de satire ; le questionnement de l’image miroir, du contraire comme même, comme répétition, de cette forme de réflexion (sic) comme critique ; paradoxe suggérant l’absurde…

Cette troisième exposition comportait deux autres installations : une parodie d’autel, en forme de triptyque, composée de portraits et d’une croix en néon ; l’autre composée d’empilements de canots et de masques, et d’une cage (l’Espace 798 possède une très grande cage… dans laquelle les visiteurs se photographient mutuellement – marque de conscience de soi ironique ?)

La troisième performance (associée à la troisième exposition, et présentée dans son espace).

Le dépôt cérémoniel de bouquets de fleurs séchées dans les canots composant l’installation centrale de l’exposition est le geste inaugural de la troisième performance – comme précédemment, une interaction de l’artiste avec son propre travail. À la fois commentaire sur la signification des œuvres présentées et extension performative de leur sens. Un rapprochement des œuvres présentées dans la salle sous la forme d’un résumé unificateur.

La cassure rituelle du miroir dans l’installation aux portraits suspendus citée supra a été réalisée en laissant tomber des pierres sur le miroir du haut de l’échelle, comme des cailloux jetés sur une étendue d’eau en troublent la surface… mais ici, la rupture est irréversible (l’eau se ressoude elle-même, se guérit elle-même, se lisse sur elle-même), les fêlures du miroir étant soumises à l’entropie, elles sont irréversibles, détruisant ainsi l’illusion de l’au-dessus montré en-dessous, son « image miroir » ; ou sa continuation, une illusion de profondeur et de répétition à l’infini (de l’illusion), l’illusion de l’extension temporelle (et par conséquent anti-temporelle) de l’infinité du temps comme éternité – en fait l’« extérieur » du temps – en tant qu’élément d’une « rhétorique de l’éternité » ; un « univers parallèle » filé hors du « présent éternel » de l’expérience humaine ; une fiction, qui doit être brisée pour permettre au vivant de vivre dans le présent… Niant par conséquent l’offre d’un chemin menant en haut vers le ciel (avec son autre réfléchi en dessous), tout en offrant simultanément la trace d’une autre existence, dissimulée « sous » la surface fêlée du miroir, qui révèle désormais non seulement ce qui se trouve « au-dessus », mais aussi ce qui se trouve au-dessous révélé au travers des fissures.

Enfin, l’artiste gît, couché, prostré, se frappant la tête contre la base du crucifix de néon et de LED dans l’installation d’angle (l’amoncellement de livres aux pages blanches et de « paniers-boîtes » (dou ) sur lesquels repose le « crucifix »). Différentes installations reliées par un récit rituel poétique forment ainsi une œuvre continue, unifiant les pièces disparates présentées dans l’espace en un ensemble symbolique plus large.

La quatrième et dernière exposition.

Les images (exposées à l’origine à Arles en 2001). Photographies rehaussées de peinture, disposées en triptyque. Les deux images de gauche sont réalisées dans le style des Dualités : à gauche, les yeux fermés, à l’endroit, sur fond blanc ; à droite, les yeux ouverts, à l’envers, sur fond noir ; la dernière image, la troisième, située à l’extrême-droite, est munie d’un petit écran situé au niveau des yeux, monté sur un miroir (qui reflète le spectateur et son arrière-plan, lequel est constitué d’autres images, accrochées de façon analogues aux cimaises de la galerie). Ainsi, le noir et blanc, le mode d’expression commun aux autres œuvres de cette série d’expositions, la constitution de l’œuvre sur la base d’une image photographique en noir et blanc, prolonge la série des Dualités, mais cette fois-ci, ce sont des photos de détenus qui occupent la place des Tibétains figurant dans les œuvres précédentes. On retrouve sur le petit écran les portraits de détenus, suivies d’une image en couleur des mêmes en prison, « photographie d’identité » accompagnée d’une légende en chinois et en anglais indiquant leur crime et la date de leur incarcération ; tous sont des meurtriers ayant été vraisemblablement (l’information demeure implicite) condamnés à mort et exécutés. Sur les images et en dessous d’elles, de petites lattes de bois portent des textes. Ces planches évoquent les ardoises fixées d’une manière ou d’une autre derrière la tête des condamnés, ou dans leur dos, qui signalent les crimes dont ils se sont rendus coupables… Ces lattes recouvrent les images-portraits, souvent jusqu’à dissimuler entièrement le visage du condamné, et sont appuyées contre la cimaise sous chaque triptyque, ce qui renforce l’impression d’installation.

L’exception à ce qui précède, c’est un unique diptyque autoportrait de l’artiste, qui reprend également le style des Dualités, un portrait à l’endroit, un autre à l’envers, mais en couleur, l’image étant complétée par un texte, à gauche en anglais, à droite en chinois, rappelant un événement vécu par l’artiste durant son enfance, à l’occasion duquel il a éprouvé les ambiguïtés du témoignage, ayant assisté, sous l’angle du rituel, à une exécution publique (au cours de la Révolution culturelle). Une expérience marquée à la fois par l’horreur et le dégoût, par la fascination et l’euphorie collectives, comme c’est habituellement le cas à l’occasion d’un événement rituel public… Les réactions individuelles et publiques antithétiques ne sont pas nécessairement incompatibles, mais signifient des zones différentes de l’expérience qu’il est souvent difficile de réconcilier – et que nous ne devrions peut-être pas tenter d’unifier… tout en restant conscients de leur dichotomie.

L’installation. L’installation qui occupe le centre de la dernière exposition se compose d’une série de madriers de récupération, disposés à la verticale et évoquant comme un champ de stèles commémoratives, chacune étant surmontée d’une boîte en métal faisant pour ainsi dire office de « tête » ; fermée par un couvercle en verre, la boîte est vide et sa face arrière manquante, de sorte qu’elle fait fonction de cadre vide ; la face arrière de chaque boîte, sur laquelle est fixé le portrait photographique de l’un des accusés ou condamnés, est posée sur un socle au pied de la stèle – comme la récréation sculpturale d’une décapitation… Le « contenu » de la boîte « tête » est tombé de la position de tête ou de présence spirituelle symbolique à celle de portrait commémoratif analogue à ceux que l’on peut voir sur les pierres tombales et les monuments funéraires. De la présence symbolique à la symbolisation de l’absence. Du présent (la vie) au passé (la mort). Survivre uniquement dans (notre) mémoire. La partie supérieure de chaque madrier présente également une échancrure évidée, comme un espace laissé vacant pour accueillir le cœur…

La quatrième performance (associée à la quatrième exposition, et présentée dans son espace).

La dernière performance se déroule en deux phases. La première est un bûcher cérémoniel de tous les tableaux de l’exposition (à l’exception de celui de l’artiste et du souvenir de l’exécution à laquelle il a assisté enfant) : les toiles transportées avec leurs cadres dans un vieux camion puis « accrochés » à flanc de colline sont jetées dans un feu allumé au milieu d’un champ, les cadres et les cendres étant ensuite soigneusement recueillis puis rapportés à la galerie.

Dans la seconde partie, l’artiste a travaillé à la sculpture/installation disposée au milieu de l’espace d’exposition… les cendres ont été versées dans les boîtes posées au pied de chaque madrier en bois ; la face métallique de chaque boîte porte le portrait du défunt ; la face vitrée laisse voir à l’intérieur les cendres noires. Chaque boîte a été ensuite posée au sommet des madriers, à la place de la « tête », formant de la sorte comme un mémorial, une stèle ou pierre tombale. Une « lance » de néon transperce le madrier à peu près au niveau de la cavité qui a été creusée dans le bois, située auparavant à la place du « visage », mais désormais (après la remise en place de la boîte munie du portrait en position de « tête ») en position de « cœur » – image violente qui rappelle peut-être le crime de la victime (nous nous rappelons leurs victimes, car tous sont des meurtriers), ainsi que leur fin. Une lance étincelante… vengeance, rappel, dissuasion, le crime et le châtiment inscrit sur le monument commémoratif… ? (L’artiste les appelle « stèles des malfaiteurs », huairen ninianbei / 坏人纪念碑 ). L’association de la « lance » de néon et du madrier qu’elle traverse évoque elle aussi un crucifix, icône essentielle de la mythologie religieuse occidentale et fonction représentative dans la pratique rituelle (devenue figure universelle de la culpabilité et de l’absolution, du bouc émissaire…), tout en connotant le coup de lance dans le flanc du Christ comme épisode de ce récit. Une fois de plus, il nous est donné à voir dans l’opposition entre les matériaux naturels et le tube de néon l’opposition entre nature et culture, la seconde étant représentée par un objet des plus superficiels, la première par un fragment de la nature morte, la lumière de cette culture étant un instrument de mort… (L’artiste évoque dans sa biographie un souvenir d’enfance : il a frappé la tête d’un mort, victime d’une fusillade de la Révolution culturelle, et avait le sentiment qu’il lui fallait enfin expier cet acte).

A la fin de l’exposition, ce qui subsiste, l’installation centrale, est un mémorial dédié… à ceux qui avaient auparavant figuré sur les cimaises – ce qui subsiste sur les murs, ce sont les cadres brûlés, les vestiges brûlés des toiles calcinées, noirs sur le fond blanc des murs, et le miroir muni de son petit écran au niveau des yeux, comme un bandeau recouvrant les yeux, sur lequel nous voyons l’image de la victime, lisons son nom et son crime, inscrits dans l’image en miroir de la salle, avec, au centre de la scène, non plus le mémorial, mais nous-mêmes, regardant le miroir, avec au niveau de nos yeux un bandeau qui nous couvre le visage, un bandeau sur nos yeux, un autre masque, nous-mêmes à la place de l’autre, comme d’autres…

En guise de conclusion…

Toutes les œuvres présentées à Pékin sont construites selon un modèle analogue, de l’image photographique à l’œuvre encadrée et accrochée à la cimaise, sur laquelle sont ajoutés d’autres matériaux (peinture, bois, tissu, néon, etc.), œuvres par conséquent d’abord bidimensionnelles puis tridimensionnelles, devenant ensuite installation occupant le centre de l’espace d’exposition, ou ses angles, puis enfin performance à l’occasion de laquelle les installations et œuvres accrochées aux cimaises font office d’arrière-plan, d’accessoires ou de point focal occasionnel des actions de l’artiste… pour la finalité qu’il leur a assignée.

Les expositions de Pékin évoquent le concept de bricolage comme trait saillant de l’installation et de la performance (tel que Derrida, puis Deleuze et Guattari l’ont développé après Lévi-Strauss). Différents objets trouvés, « ready-mades » (application, ici également, du concept d’« être-à-portée-de-la-main » tel qu’articulé par Heidegger) et images trouvées, comme les photographies – et même le contenu de l’ensemble d’une exposition, – sont réutilisés… pour résoudre des problèmes, poser des questions, interroger les mythes et proposer de nouvelles voies. Après Derrida, recycler toutes sortes d’objets disponibles provenant des débris d’une culture pour créer une signification inédite. L’installation est une forme de bricolage (tout comme l’est notre première tendance ou palier artistique pleinement mondial, étant donné son ubiquité, celui du « post-conceptualisme mondialisé »). En ce qui concerne la production de signification signifiante, d’objets ayant une signification signifiante, à partir d’objets proches pour une finalité autre, distante, c’est-à-dire plus raréfiée ou philosophique, une telle méthodologie, par le moyen d’un contraste apparent, évoque le trope de la métalepse, par laquelle un effet présent est lié à une cause lointaine, en tant que trope plus général s’agissant de l’examen de l’œuvre photographique ou de l’élément photographique dans l’œuvre d’art. Comme des images documentaires dont l’origine lointaine a causé, ou est interprétée comme la cause d’une conséquence présente, le chemin de la trace, retracée, à mesure qu’elle accomplit son travail d’indice – cette interprétation de l’image, mettant l’accent sur son histoire et outrepassant d’autres éléments (formels, esthétiques). Interprétée ensuite comme cause (lointaine) : mais dans l’interprétation (cadrage, analyse, attribution d’un genre…), c’est l’image même qui est la cause, le début de la chaîne de pensées et de significations ; l’image, dont la présence est évocation de l’effet lointain… (originaire, mais désormais perdu dans le temps, englouti dans le passé irrémédiablement perdu). Un renversement au cœur de toute référence et interprétation. Alors la métalepse, tout comme la prosopopée (autre figure de la rhétorique classique, évoquée supra) ouvrent de nouvelles perspectives sur la relation du référent à l’image dans la photographie (et plus particulièrement dans le cas de la photographie noir et blanc). Le bricolage (ou le concept d’« être-à-portée-de-la-main ») décrit le rôle de la photographie dans la création et la perception de l’œuvre d’art. La finalité de l’artiste et la finalité des participants.

La rhétorique de la finalité ; la rhétorique des choses dernières (1).

La fin comme commencement, comme l’écrit T. S. Eliot, suggère l’inexistence d’une fin terminale, l’inexistence du nihilisme absolu, mais un nouveau départ implicite… Alors la Great Darkness, la « Grande obscurité » du titre de l’exposition, peut être interprétée comme un dernier stade de confusion avant un nouveau commencement, une évasion implicite hors des systèmes parallèles, englobant, de religion et de « croyances », vers des territoires encore inexplorés… où l’artiste (plus particulièrement dans les performances) est héros, interprète, chamane et victime sacrificielle, représentant peut-être le biographique, au sens de voyage spirituel personnel (pour ainsi dire), tout en résonant sur de nombreux plans artistiques, culturels ou philosophiques. La fin d’une période, ou la fin d’un cycle… en tout cas, un ensemble d’invocations appelant la naissance du nouveau.

La rhétorique de la finalité ; la rhétorique des choses dernières (2).

Au-delà des choses dernières comme un aspect de la rhétorique religieuse, mais aussi d’autres systèmes de pensée… ceux-là considérés ici comme des équivalences, la même impasse, opposant par conséquent un « non » audacieux à des extérieurs transcendantaux : mais opposant en même temps un rejet de l’intérieur, de la vie moderne telle qu’elle est – comme constituée par la raison industrielle, commerciale et bureaucratique. Donc, contrairement à la plupart des artistes et des intellectuels, il n’y a pas de néoromantisme, pas de retour à la nature ou aux essences (la culture populaire en tant que nature humaine opposée à la vie citadine, un moi naturel opposé à un moi aliéné, la rhétorique de l’autre, de l’exotique, en particulier dans le voyage et la mode). Aucun retour, par conséquent, à un transcendantal qui serait un « aller au-delà » (ou à un retour à un « Âge d’or » d’avant la chute comme dans la plupart des religions, et même pour des religions séculières). Ce n’est ainsi donc pas une réaction (irréfléchie) contre… mais c’est se détourner et essayer de comprendre… (par opposition à une réponse romantique, laquelle est réaction, non pas compréhension – en témoigne l’histoire politique du XXe siècle… et les catastrophes qu’elle a suscitées).

La série des expositions de Pékin demande à être lue dans son ensemble comme un unique processus de création continue – un processus représentant la vie professionnelle de l’artiste et son évolution créatrice. Nous sommes en effet invités à comprendre les processus de l’œuvre d’art, les progrès de l’œuvre d’art, comme une performance, une performance continue, de laquelle nous sommes nous-mêmes témoins – ou peut-être, dans le cas de la performance comme rituel, témoins-participants. Au cours de ce processus, dans le sens global de la « série de Pékin », mais également de toutes les performances décrites ici, nous assistons non seulement à un devenir et à un nouveau commencement (dont le contenu est laissé ouvert), comme dans les scènes répétées d’écriture, de lavage et de réécriture, que ce soit sur les murs ou le corps, mais aussi à une expiation et à une rédemption. En effet, durant toute la performance, nous observons la dichotomie, la division, la tension entre le rôle de l’artiste comme figure chamanique, celui qui fait advenir les choses, le catalyseur et le maître des cérémonies, et le rôle qu’endosse l’artiste comme figure christique sacrificielle, qui prend sur lui les péchés du passé pour les purifier et recommencer à nouveau… offrande universelle, sacrifice, bouc émissaire – relation d’échange suprême avec tout ce qui est… et tout ce qui n’est pas…

 

(« En mon commencement est ma fin ») 

…un commencement sans fin.

 

Et c’est ainsi que se termine la page, qu’arrive le « dernier mot » du texte. Mais le pli, le pli de fermeture, ne fait pas retour. Car ce qui a été déplié continue…

Maintenant approche le pas, le seuil ou le cadre final qui vous retirera, lecteur, du texte, vous fera reculer dans le flux de la vie, mais en emportant avec vous une trace, un souvenir de ce que vous avez lu, vécu, ressenti… prolongeant l’expérience, l’œuvre d’art, la performance, une trace à la fois affective et enregistrée, une marque qui vous accompagnera sur votre chemin, une extension de la performance à laquelle vous avez participé, et que vous continuez dorénavant, que vous continuez vous-même, un « acte d’art » performatif ne connaissant aucune limite…

 

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NOTES

1 Voir « Light & Time : Vision, Image, Other », in Jacopo Benci, Faraway & Luminous (British School at Rome Publications, Londres, 2007) p. 282-307, pour une application plus ancienne de la théorie du rituel à l’image, à la performance artistique. Voir également, Peter Nesteruk « Ritual, Sacrifice & Identity in Recent Political Drama », Journal of Dramatic Theory & Criticism, XV. 1 (2000) p. 21-42 ; et « Ritual & Identity in Twentieth Century American Drama », Journal of Dramatic Theory and Criticism Vol. XIX. 2 (2005) p. 43-69, pour la théorie et la politique des formes rituelles.

2 Le Rameau d’Or de James G. Frazer, cette ‘succincte’ enquête dans l’archéologie du rituel, tout entière tournée vers l’éclaircissement d’un mystère rituel particulier, peut également être expliquée plus simplement – de façon minimaliste et fonctionnelle. Pour justifier l’acte qui consiste à tuer (dans l’exemple choisi par Frazer), ou pour que ce meurtre devienne rituel, en réalité sacrifice rituel, un cadre sacré se révèle nécessaire ; d’où le « rameau d’or », l’objet sacré idéalement placé (en hauteur, dans un arbre), qui signale l’espace/temps (imaginaire) de la ritualité (qui nous accorde, ici bas, le droit de poursuivre le rite). Les deux phases : d’abord la mise en scène, ou le recadrage de l’espace/temps, pendant une période, en tant qu’extérieure à l’espace/temps normal, la temporalité rituelle, évoquant l’extérieur du temps, l’éternité, et ce qui séjourne « là » (dans notre imagination, les immortels et leurs pouvoirs, sur quoi une demande doit être faite, un échange). Le lieu d’échange, le site de sa mise en scène est déterminé (l’espace devenu lieu). Puis la seconde phase, l’échange même… mis en scène ; l’échange d’identité, plus particulièrement le changement d’identité de celui qui accomplit le meurtre rituel, ou le sacrifice, ou l’offrande. Deux étapes, le cadre et le contenu (les moyens d’expression et le contenu de l’expression). D’où la facilité de la continuité… du rituel dans l’art.

Le cadrage d’un contenu donné signale sa puissance rituelle (marquant le début d’une relation d’échange particulière, ou sacrée, sacrificielle, qui doit avoir lieu dans un espace/temps particulier, qui désigne la période et le lieu du rituel). La forme du contenu, c’est son organisation, la structuration du contenu de l’expression (son récit ou procédure). La fonction, signalée par le cadre, façonnée par la forme (et définie par le contenu), c’est la relation d’identité-échange. La force (l’affect, l’affectivité ou l’« effervescence », pour reprendre le terme de Durkheim) du contenu, c’est l’élément rituel, dont le degré est proportionnel à la relation d’échange d’identité, à notre sentiment d’auto-reconnaissance et à notre revendication d’appartenance ou d’identification à une société.

Il convient de noter en outre que tout matériel culturel peut être interprété pour ses relations d’échange d’identité (ou tout autre chose au demeurant, sachant qu’il suffit que cela soit perçu par ce qui est humain, et tout est perçu par les humains) comme proposition d’identité… ou revendication d’identité. En effet tout matériel culturel répété ou intense possède une force rituelle (de portée limitée, pour certains) – et à l’inverse, autrement dit : tout ce que font les humains a des conséquences sur le plan de l’identité… (de portée illimitée : pour tous).

**(Translator’s note…) Beckett a traduit en anglais sa phrase « Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur » par « Abode where lost bodies roam each searching for its lost one » ; j’ai préféré retraduire littéralement l’anglais, plutôt que de reprendre la phrase française de Beckett, car « dépeupleur » serait ici incompréhensible, me semble-t-il, et parce que l’auteur file la métaphore de la « perte », lost .

 

Traduit de l’anglais par Christian-Martin Diebold

 

 

 

 

 

 

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